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Dans les années 1990, la restauration du grand donjon de Loches (Indre-et-Loire) permit, par le truchement des échafaudages, la redécouverte d'un petit couloir courant dans la maçonnerie du 2e étage, resté jusqu'alors et de longue date inaccessible à cause de l'effondrement des planchers (1). On considère aujourd'hui que l'endroit, situé au niveau résidentiel de la tour, permettait l'accès aux latrines. Il offre cependant un intérêt tout particulier pour l'archéologie du trait glyptographique: il est littéralement couvert de graffiti souvent d'une remarquable qualité d'exécution et que l'endroit, très protégé, a longtemps préservé des déprédations, garantissant ainsi une rare intégrité des représentations.

L'essentiel de ces gravures doit sans conteste être rapporté à une période comprise entre le XIe et le XVIe siècle, l'iconographie très riche en témoigne: les scènes d'inspiration religieuse bien sûr mais aussi les figures de soldats, avec leur équipement caractéristique. Une graphie, que nous examinerons tout- à -l'heure, atteste que l'endroit reçut au moins un prisonnier au XIVe siècle, ce dont l'histoire du donjon ne pouvait jusqu'alors témoigner. Mais nombre de graffiti du lieu peuvent aussi être rapportés à des mains d'ouvriers ou de soldats qui signèrent en image leur identité, où passèrent là leur temps de désoeuvrement. Aucune étude d'ensemble du site n'a été entreprise, et ce n'est certes pas l'objet de cette courte étude que de rendre compte en totalité de la richesse du lieu. J'avais déjà eu l'occasion de m'exprimer sur trois de ces gravures lors des Premières Rencontres Graffiti anciens organisées à Loches en octobre 2001: il s'agissait d'un tryptique du Jugement Dernier inspiré de la littérature visionnaire, comportant notamment une très rare représentation de la Roue d'enfer dite roue des orgueilleux (2). Le présent travail, qui consiste dans une analyse iconographique sommaire de nouvelles figures parmi les plus remarquables, se veut une prolongation et un complément de cette première étude. Les thèmes abordés en sont très proches: ils s'articulent autour de l'idée de la mort et du devenir de l'âme tels que les vivait l'homme médiéval. Ces idées furent transcrites sur les murs avec un vocabulaire pictural relevant plus de la convention que de l'expression purement individuelle et c'est ce caractère traditionnel-même qui nous permet d'en dire quelque chose aujourd'hui -parfois peu-, et de remonter peut-être, par l'imagination, au sentiment personnel qui présida à l'exécution des oeuvres
gravées.


LA MORT DU PECHEUR

A gauche de l'entrée du couloir, sur le mur est, une scène frappe très vite le regard par l'unité de sa composition et par sa grande singularité. On y voit un grand personnage couché au vêtement strié, au-dessus duquel semble flotter une silhouette plus petite, à peine ébauchée, sans visage, tenant de sa main droite un écu renversé. Un bras, dont on ne sait pas très bien à qui il appartient, brandit une épée, dominant la scène. La facture est frustre mais fine et précise, et la composition, bien agencée, couvre l'ensemble de la pierre (Fig. 1).

Fig. 1: donjon de Loches. Graffiti de gisant (relevé de l'auteur).


Je crus discerner, avec d'autres, la représentation d'un personnage mort, duquel s'échappait, selon une convention picturale du temps, son âme sous la forme d'une figure de petite taille. Le thème est connu dans l'iconographie, par exemple sur un bois d'Antoine Vérard de la fin du XVe siècle: l'âme, double miniature du corps qui expire, est accueillie par les anges; l'homme est mort dans la foi et l'oraison, c'est pourquoi il ne craint rien des démons qui s'agitent aux pieds du lit mortuaire (Fig. 2).



Fig. 2: la mort du chrétien. Xylographie d'Antoine Vérard tirée d'un Ars moriendi, 1492. (source: Pierre Girard-Augry, Ars moriendi ou l'art de bien mourir, Paris, 1986)


Pouvait-on poursuivre cette analyse ou le rapprochement était-il quelque peu forcé? On sait qu'en matière de graffiti, il faut se méfier des premières impressions et l'interprétation, à ce stade, paraît problématique tant les differences sont grandes entre les deux dessins.
Un autre rapprochement, plus pertinent semble-t-il, permet à mon sens de trancher la question. Il s'agit d'une miniature extraite des Grandes Heures de Paris dites Grandes Heures de Rohan, un manuscrit de la première moitié du XVe siècle. On y représente, non pas le Jugement dernier, celui qui doit avoir lieu après la Résurrection, mais ce que la théologie appelle le jugement particulier, auquel est soumise l'âme dès sa sortie du corps. Le sens de la scène est exprimé par le phylactère qui sort de la bouche du Dieu-juge issant des nuées, avec pour attributs le globe impérial et l'épée de justice: "Pour tes péchés a-t-on inscrit, pénitence tu feras. Au jour du jugement avec moi seras". Le diable et l'ange se disputent l'âme du mort figurée dans sa nudité. La dépouille, murmurant une prière latine, gît au milieu des ossements (Fig. 3).


Fig. 3: la mort du chrétien. Miniature tirée des Heures de Rohan, ms, 1ère moitié du XVe siècle. (Source: Jan Bialostostocki, L'art du XVe siècle, des Parler à Dürer, Paris, 1993)


Les analogies entre nos deux images sont à mon sens assez grandes pour croire qu'on a voulu, dans l'un et l'autre cas, illustrer le même thème. On remarquera bien sûr la présence dominante de l'épée, et curieusement la position caractéristique du bras droit du gisant, coudé à l'équerre, dans l'un et l'autre cas. A Loches bien sûr, pas de détails superflus: ni Dieu, ni ange, ni démon. Mais on a vu cela dans le tryptique du Jugement dernier dont j'ai parlé tout-à-l'heure. Il s'agit sans doute d'une vision synthétique. Le graveur de Loches a-t-il eu connaissance de l'illustration des Heures? En propose-t-il une réplique inconsciente ou maladroite, ou obéit-il à un shéma courant qui put inspirer également le miniaturiste?

Quoiqu'il en soit, c'est sans nul doute la mort d'un homme qui est représentée à Loches. Un homme menacé de jugement pour ses actes, comme semble le signifier l'épée que je qualifie (peut-être à tort?) d'essentiellement symbolique. Quels furent-ils? Contre toute attente, un dernier élément de la composition nous fournit peut-être un début de réponse. Il s'agit de l'écu, représenté la pointe en haut. Le détail est insignifiant pour un esprit moderne, mais il est d'importance si l'on s'en rapporte aux conventions du temps. Le renversement de l'écu était la marque la plus infâmante que puisse recevoir un chevalier. Il s'inscrivait d'ailleurs dans un rituel de dégradation pour qui avait commis de graves atteintes à l'éthique chevaleresque et militaire. Ainsi le roi Edouard III d'Angleterre punit-il la trahison d'un homme qui avait vendu à l'ennemi la place maritime dont il avait la garde: on mit ses armes (c'est-à-dire son écu) pointe en haut, en place publique. Le manuscrit de la Chronique de Bertrand Du Guesclin indique le sens du symbole:

"Aujourd'hui, dit l'Ecuyer, regardez la douleur:

Les armes de Bertrand, où il y a tant de vigueur,

Ont été laidement suspendues, comme celles d'un traître,

Et traînées dans un carrefour.

Ils les ont renversées, montrant ainsi par punition

Que Bertrand Du Guesclin a un coeur de trompeur." (3)

En Italie, en Allemagne et en Ecosse la sanction était plus sévère: le chevalier parjure était pendu par les pieds à une potence et battu. Il était représenté en image dans cette posture s'il survivait, comme en témoigne une lettre de réprimande de 1438: une miniature montre le landgrave Louis I de Hesse pendu par les pieds, avec son écu renversé, accroché à la même potence (4). Notons qu'à Loches, dans le même couloir, juste en face du gisant, figure un autre écu renversé, très semblable au précédent: on y retrouve des divisions diagonales (écartelé en sautoir) et des tourteaux ou besants. La pointe est cette fois-ci arrondie (Fig. 4). On peut noter qu'à celui qui avait lâchement et de sang-froid tué un prisonnier, on arrondissait l'écu par le bas de la pointe.


Fig. 4: donjon de Loches. Graffiti de fantassin avec un écu renversé (relevé de l'auteur).



Qui était l'auteur du gisant de Loches? Certes pas un imagier, mais un soldat ou un chevalier peut-être, qui se serait représenté lui-même, ses propres armes flétries, sous l'épée de la justice divine. Ou bien évoque-t-il une trahison dont il fut victime? Est-ce une imprécation contre son persécuteur, qu'il représente mort, diffâmé, et contre lequel il invoque le tribunal de Dieu? Etait-ce un prisonnier craignant son exécution et le jugement qui devait immanquablement s'en suivre, ou bien un chevalier stationné là, livrant aux murs l'état présent de son esprit? Nul ne le sait. Et ce n'est certes pas le blason, très courant à l'époque, et peut-être "mal ordonné", qui servira à l'identifier.


LA FOI D'UN PRISONNIER


Le couloir comporte un certain nombre de représentations de la crucifixion. Si c'est un phénomène courant dans les graffiti, on remarque qu'ici peu sont intactes: beaucoup ont été consciencieusement martelées, notamment celles présentant un Christ à bras en "Y", fait qui n'a pas encore trouvé d'explication (5). Celle qui nous intéresse ici occupe le centre du mur ouest; elle est intacte et présente des particularités qui vont nous permettre une datation assez précise de l'ouvrage, et nous révéler partiellement l'identité du graveur (Fig. 5).




Fig. 5: donjon de Loches. graffiti de crucifixion, avec des saints (relevé de l'auteur. Note: les graphies n'ont pas été rendues avec exactitude).


La croix en elle-même n'est guère révélatrice: le Christ, profondément sculpté dans la pierre, est d'une exécution assez sommaire: les bras perpendiculaires n'indiquent pas l'affaissement du corps et la souffrance ne marque pas le visage. Il en est ainsi dans les images les plus anciennes de la crucifixion, mais on doit sans doute, en ce qui concerne notre graffiti, rapporter cela à la maladresse du graveur plutôt qu'à une intention profonde, d'autant que le tableau, fait exceptionnel dans ce couloir, peut être daté par une graphie du XIVe siècle qui le surmonte, dans son canton supérieur droit (6). Le texte est en grande partie illisible, mais il comporte toutefois le mot "prison", fait intéressant pour l'histoire de la forteresse. Il atteste en effet de la présence d'au moins un prisonnier dans le grand donjon bien avant sa transformation en prison d'état à la fin du règne de Charles VII (1422-1461). Ainsi le premier prisonnier reconnu par l'histoire ne sera plus le duc d'Alençon Jean V le Bon, qui prit le parti du dauphin Louis dans les révoltes des dernières années du règne, mais cet obscur prisonnier dont le nom n'est plus lisible, et dont le cartouche qu'il grava nous révèle qu'il était dit "ainel" c'est-à-dire l'aîné, et qu'il était lettré, peut être clerc, puisqu'il emploie les mots latins "mediator" et "soter" qui sont des désignations traditionnelles du christ (médiateur, sauveur). C'était un prisonnier assurément comme le confirme le comput en forme d'échelles qui encadre la crucifixion, destiné à marquer le temps de la captivité. On peut attester, par les marques dans la maçonnerie de l'entrée, que le couloir reçut anciennement une porte. Il semble bien, comme le pensait Jean Mesqui, que toutes les pièces de la forteresse susceptibles d'être fermées purent accueillir des prisonniers (7).
Notre graveur ne mit cependant pas toute son espérance dans le Christ (identifié encore par le signe du poisson, dans le canton supérieur gauche). L'oratoire improvisé comporte en effet des figures de saints intercesseurs gravées de part et d'autre de la croix. En bas à gauche, parmi d'autres dessins peu représentatifs, un petit ange aux ailes en faisceaux de lignes assez maladroites figure l'ange psychopompe, le peseur d'âme et guide des morts, l'archange saint Michel. Le portrait serait peu significatif s'il n'était accompagné de ces mots: "Michael archangele", gravés à droite du personnage (Fig. 6).




Fig. 6: donjon de Loches. Graffiti de saint Michel archange (détail de la fig. 5. Relevé de l'auteur).


Le saint évoque bien sûr la crainte du Jugement dernier, scène dans laquelles il joue un rôle central et dont les étapes principales ont été gravées sur trois pierres du même mur, à peu de distance de cette crucifixion. On peut noter que dans ce tryptique, les ailes des anges ont les mêmes caractéristiques graphiques que celles de notre archange, si bien qu'on peut croire à un même graveur.

La figure du canton inférieur droit n'est pas légendée, mais on y reconnaît assez facilement, malgré la maladresse du trait, un portrait de saint Christophe portant le Christ enfant. Cette représentation livre un indice intéressant: l'iconographie du tableau montre un saint représenté non "passant", mais frontalement. Elle a donc peu de chances d'être postérieure au XIVe siècle (le type frontal ne perdurera très tardivement que sur certains plombs historiés et dans les fresques de l'arc alpin) (Fig. 7), ce qui vient confirmer  la datation fournie par la graphie (8).



Fig. 7: saint Christophe de type frontal. Détail d'une peinture murale, fin XIIIe siècle (tour Ferrande, Pernes-les-Fontaines).


Saint Christophe, on le sait, était invoqué contre la malemort, c'est-à-dire une mort subite sans confession. Ainsi les métiers à risque de mort soudaine l'avaient-ils comme protecteur. Les voyageurs, en un temps où les routes n'étaient pas sans danger, l'invoquaient encore pour les mêmes raisons. Certains auteurs comparatistes ont pensé que le saint chrétien avait repris anciennement les fonctions d'Anubis (on sait qu'il fut, en orient où se situe l'origine de son culte, représenté avec une tête de chien) et d'Hermès psychopompe, et fut donc considéré comme passeur des morts (9). Je ne sais ce qu'il en est, ni ne puis établir fermement les véritables raisons qui conduisirent notre graveur à recourir à sa protection. Etait-ce son saint tutélaire? Craignait-il une mort sans confession ou redoutait-il le passage dans l'Au-delà de la mort? Je penche pour cette dernière interprétation, à cause du saint Michel qui lui fait face, mais ne puis apporter plus de raison à ce que j'avance.



LA PRIERE DES MURS


De multiples et très belles figures d'orants dits "à l'antique", c'est-à-dire représentés debouts, bras levés, ornent les parois du même couloir: de telles représentations sont tout à fait exceptionnelles pour le bas Moyen-Age occidental. Pour ce qui est des graffiti, on n'en connaît qu'un seul exemple: celui des souterrains du château de la Roche-Clermault, près de Chinon (Indre-et-Loire), qui fut très justement rapproché des bas-reliefs figurant sur les tombes bogomiles de Bosnie (Xe-XIVe s.) (Fig. 8).



Fig. 8: l'orant de la Roche-Clermault. Graffiti (relevé: Laurent Triolet, publié dans Souterrains du centre-ouest, Tours, 1991). Les monogrammes du Christ et de la Vierge, l'épée, le calice, la croix et le millésime ont été tardivement tracés au charbon sans doute par une même main; la date de 1589 ne peut être retenue pour situer l'exécution de la gravure, sans aucun doute bien antérieure.




On a ainsi pu croire à la survivance de l'hérésie (source présumée du Catharisme) au sein d'un groupe dissimulant sa foi dans les cavernes du Chinonais, ce qui n'est pas en soi  impossible (10). Mais ici à Loches, qui est pourtant située dans la même aire géographique, il ne me semble pas possible d'en arriver à une telle assimilation tant les iconographies diffèrent. Les orants de Loches offrent trois types graphiques distinct, qui font croire à l'intervention de trois graveurs au moins, peut-être en des temps différents:
-un type à tête plutôt ovale, aux jambes écartées (Fig. 10);
-un type à tête plutôt "carrée" parfois coiffée, aux pieds triangulaires joints (Fig. 11);
-un type très archaïque, à grosse tête cordiforme, sans vêtement (Fig. 13).




Fig. 10 et 11: donjon de Loches. Graffiti d'orants (relevés de l'auteur).


Ils sont le plus souvent représentés en nombre. Des juxtapositions d'orants couvrent parfois toute la surface de la pierre, incluant des figures de petite taille qui pourraient figurer des enfants. On les voit parfois accompagnés d'autres "signes", et c'est l'une de ces représentations que nous allons brièvement examiner ici.
On doit rappeler avant toute chose la signification générale qu'a l'orant debout, bras levés, dans un contexte chrétien.

Le motif, hérité de l'Egypte, puis de l'Antiquité gréco-romaine, est omniprésent dans les catacombes et sur les gemmes, souvent sous une forme féminine. Les premiers chrétiens, qui priaient ainsi (c'est le geste de la litanie, une prière publique de louange et de liesse), en ont fait le type de l'âme du mort s'échappant dans les régions célestes, et spécialement une image de l'âme victorieuse des saints martyrs au milieu de leur supplice (11). C'est ainsi encore qu'on montrait Noé sortant de l'arche, évènement regardé par les Pères comme une anticipation de la Résurrection. Le type iconographique perdurera en orient ou en Afrique du nord pour dépeindre les anges, les saints, et même les symboles du tétramorphe; c'est-à-dire tous personnages admis à contempler la divinité en face. Il subsistera aussi en occident , alors même que l'on aura cessé de prier de cette manière, mais sporadiquement: boucles de ceinturons burgondes, stèles et piliers gallois, sarcophages, chapiteaux (Vierge de l'annonciation à Issoire, glorification de saint Martin à Saint-Benoît-sur-Loire). Souvent, l'orant debout caractérise le prophète Daniel, Hababuc, ou les trois hébreux dans la fournaise.

Le type en occident ne passe pas la période romane, où il reste cependant exceptionnel, ce qui ne laisse pas de rendre difficile la datation des gravures de Loches, tant elles apparaissent singulières voire quelque peu anachroniques, même rapportées à la période d'édification du grand donjon. Une croix romane (voire pré-romane) découverte dans l'Aude, dans le village des Cassès, offre toutefois une figure d'orant très proche sur le plan formel de l'une des gravures de Loches.
Il s'agit d'un Christ dont l'iconographie nous indique qu'il est victorieux de la mort (Fig. 12). On peut ainsi tenter une interprétation du graffiti de Loches auquel il s'apparente (Fig. 13).



Fig. 12: crucifix des Cassès (Aude).




Fig. 13: donjon de Loches. Graffiti d'orants (relevé de l'auteur).


Les indices livrés par la lecture de la scène du grand donjon laissent penser qu'on pourrait avoir à faire à une représentation, très archaïque dans la forme, de la Résurrection des morts. C'est une simple hypothèse, mais elle permet d'expliquer pour une part les éléments du tableau. La figure centrale en est le Christ, bras levés, identifié par le poisson qui évoque par acrostiche, depuis toujours dans la chrétienté, le Sauveur des hommes (12). Sa tête est entourée de deux croix grecques. On trouve curieusement une telle composition sur une plaque de ceinturon burgonde du Haut Moyen-Age (Fig. 14).
Fig. 14: plaque-boucle de ceinturon burgonde, Ve-VIe siècle (relevé: Charles Lelong).


Aux pieds du Christ, deux orants sortent des tombeaux, eux aussi victorieux de la mort. Ils sont de petite taille, marquant ainsi , selon les conventions du temps, les rapports hiérarchiques. Les sarcophages sont dessinés sous la forme de carrés ou de coffres, comme dans les antiques représentations de l'arche de Noé (Fig. 15).




Fig. 15: Noé sortant de l'arche (Rome, catacombe des saint Pierre et Marcellin, fresque. Source: Martine Dulaey, "Des forêts de symboles". L'initiation chrétienne et la Bible. Ier-VIe siècle. Paris, 2001).


 Et nous avons vu que la scène de Noé sortant de l'arche  était regardée comme une préfiguration de la Résurrection. L'un des sarcophages est marqué d'une croix aux bouts pattés, figure que l'on retrouve encore sur certaines plaques burgondes (Fig. 16).



Fig. 16: plaque-boucle de ceinturon burgonde, Ve-VIe siècle (source: Dom Leclerq, Dictionnaire d'archéologie chrétienne et de liturgie, Paris, 1939).


Sur notre graffiti, le grand personnage de gauche est très étrange, et j'avoue ne pas lui trouver de signification certaine. Est-ce une autre figuration du Christ, faisant le geste du créateur, comme dans la miniature d'une bible du XIVe siècle? (Fig. 17)



Fig. 17: la création des animaux. Bible. 1ère moitié du XIVe siècle (British Library).


Mais quel sens aurait une telle représentation dans une scène de la Résurrection? Le Christ-juge du portail de l'abbatiale Sainte-Foy de Conques en Aveyron (XIe-XIIe s.) nous explique peut-être mieux cette curieuse gestuelle, dominant cette fois une composition du Jugement dernier (ce qui nous rapproche de notre gravure de Loches), lève lui aussi son bras droit vers le ciel, tandis qu'il abaisse le gauche vers la terre. Dans la miniature anglaise, qui lui est postérieure de plus de deux siècles, ciel et terre sont matériels et caractérisé par les créatures qui les peuplent; tandis qu'à Conques, il s'agit de toute évidence de symboles, qui évoquent respectivement le royaume des Elus (ciel spirituel), à main droite selon les conventions du temps, et le lieu des damnés (souterrain), à gauche, position attitrée de l'Enfer. Geste christique donc, mais pourquoi aurait-on représenté un deuxième Christ dans notre graffiti? Je ne crois pas à l'intervention d'un autre graveur, tant le style de l'ensemble du tableau est uniforme, et de toute évidence de la même "main". Le graveur -ce que je crois possible en dépit de la taille de la figure- s'est peut-être représenté ici dans sa nudité (on voit ses côtes). J'envisage cette possibilité à cause de l'écu qui figure près de la tête du personnage, qui peut l'dentifier, comme on a figuré le nom du Christ en orant par le poisson. Cet écu n'est pas très caractéristique: il peut rappeler la croix que portaient les ducs de Normandie, mais il ne servira certes pas à trouver, aujourd'hui, l'identité du personnage. Enfin, on ne peut exclure qu'il s'agisse d'un blason symbolique, une représentation aniconique bien connue des cinq plaies du Christ, ce qui ne fait que compliquer le problème
Et s'il s'agit d'une sorte d'autoportrait, pourquoi le personnage fait-il ce mouvement si particulier? S'identifie-t-il ainsi au Christ maître du Ciel et de la Terre? (cela expliquerait la taille du personnage).  Est-ce un geste appartenant à un rituel précis, et aujourd'hui perdu, dans quelque confession chrétienne particulière ou dans quelque confrérie comme il en existe en grand nombre au Moyen-Age? Et pourquoi est-il nu? On sait qu'avant le XVe siècle une telle représentation est jugée inconvenante pour les élus. On la réserve aux damnés dans les scènes du Jugement dernier. Autant de questions qui, dans l'état actuel des observations, ne peuvent trouver de réponses définitives. On voit que tous les graffiti ne livrent pas leur secret, loin s'en faut. On peut toutefois constater que les orants de Loches, à l'instar de cette étrange scène, sont parfois mis en relation avec la croix, ou encore avec le pentagone étoilé, qui est une très ancienne image de santé corporelle et spirituelle, c'est-à-dire de Salut (en grec: soteria), héritée, elle aussi, de l'Antiquité (Fig. 18).



Fig. 18: donjon de Loches. Graffiti d'orants avec un pentagramme (relevé de l'auteur).


Une gravure du couloir montre, à l'extrémité horizontale d'une croix, une minuscule "triple enceinte", figure par ailleurs omniprésente dans la forteresse de Loches. Des indices sérieux laissent penser que cette figure géométrique est une évocation schématique de la Jérusalem céleste, cité sainte des derniers jours, ou encore un symbole du temple eschatologique des Juifs, ce qui a en fait, d'après la typologie médiévale, le même sens.
En dernière analyse, ces graffiti d'orants ont peu de chance d'être postérieurs au XIIe siècle (le grand donjon a été édifié un siècle plus tôt). Encore sont-ils dès cette époque et dans cette aire géographique relativement singuliers. On peut encore penser que leurs graveurs ont été en contact avec les communautés chrétiennes d'orient ou d'Afrique auxquelles ils ont emprunté ces images, qu'ils ont suffisamment été baigné de leur inffluence pour avoir gravé avec tant d'insistance -et il faut le redire, beaucoup d'art- ces figures de la prière antique en un lieu tellement éloigné de leur sphère ordinaire, même si je l'ai dit, on en trouve ça et là quelques exemples dans l'aire géographique qui nous intéresse. Il n'est pas enfin aberrant d'envisager que ce genre de prière ait été, à l'instar d'autres rites, remis à l'honneur ou simplement encore en vigueur dans certaines communautés chrétiennes marginales, peut-être hérétiques.
En tous cas, nul doute que les motifs des graveurs furent profondément religieux, et qu'ils montrèrent là, à travers ces impressionantes théories d'élus, leur espérance dans la victoire sur la mort et dans le salut de l'âme, voire dans celui de leur communauté. C'est à mon sens, concernant ces étranges graffiti et leurs auteurs, la seule certitude (13).


NOTES

(1) Une inscription "MURELE 30-1-1946" atteste toutefois d'un visiteur moderne dans ce couloir. On ne sait toujours pas comment il a pu y accéder...

(2) Cf. Hervé Poidevin, Autour de la pesée des âmes. Une vision de la descente aux Enfers à Loches (Indre-et-Loire), dans Actes des Premières Rencontres Graffiti anciens à Loches en Touraine, ASPAG, Verneuil-en-Halatte, 2002, pp. 55-64.


(3) Translation R.P. Honoré de Sainte-Marie, Dissertations historiques et critiques sur la chevalerie ancienne et moderne, séculière et régulière, avec des notes, 1718, dans Pierre Girard-Augry, Dissertations sur l'ancienne Chevalerie, Puiseaux, 1990, p. 129, note 173.


(4) Cette miniature est reproduite dans D. L. Galbreath, Manuel du blason, nouvelle édition, Lausanne 1977, p. 252.


(5) Certains pensent que cette forme était propre aux Christs jansénistes, mais il semble qu'elle apparaisse dès la fin  du Moyen-Age (Cf. Louis Réau, Iconographie de l'art chrétien, tome II, Paris, 1957, p. 481).

(6) Datation fournie par M. Rioland, chartiste à Loches.

(7) Jean Mesqui, La tour maîtresse du donjon de Loches, dans Deux donjons construits autour de l'an mil en Touraine, Langeais et Loches, Paris, 1998, p. 73.


(8)  Cf. Louis Réau, Iconographie des saints, Paris, 1957.


(9) Cf. Bernard Edeine, Pourquoi Philippe du Moulin s'est-il fait représenter en saint Christophe dans l'église de Lassay?, dans Bulletin de la Société d'Art et d'Archéologie de la Sologne, n° 2, 1970. On sait par ailleurs que saint Jacques, autre saint voyageur fêté le même jour que saint Christophe (25 juillet), était reconnu comme saint psychopompe.

(10) Cf. Jérôme et Laurent Triolet, Souterrains du Centre-Ouest, Tours, 1991.


(11) Rme Dom Fernand Cabrol- R.P. Dom Henri Leclerq, Dictionnaire d'archéologie chrétienne et de liturgie, Paris, 1924.


(12) Dès le IIe siècle, Clément d'Alexandrie recommanda aux fidèles de graver l'image d'un poisson sur leurs sceaux. Cette pratique venait du fait qu'en grec, les initiales des mots " Jésus, Christ, de Dieu, le Fils , Sauveur" constituent le mot Ichtus, qui signifie poisson.


(13) L'espérance est ainsi figurée en orante dans une illustration du Bréviaire de Charles V (B.N.) (reproduite par Emile Mâle, L'art religieux à la fin du Moyen-Age en France, Paris, 1995 pour la réédition, p. 328).

 

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