Publication d'études iconologiques et historiques sur les grafitti médiévaux.
Cette étude a fait l'objet de deux communications lors des Deuxièmes rencontres graffiti anciens à Verneuil- en- Halatte
(Oise) organisées par l'ASPAG, les 5 et 6 octobre 2002. Elle a été publiée dans les actes du colloque en 2005, mais connut aussi une pré-publication dans le n° 53 de la Gazette de
la Société d'Histoire Naturelle de Loir-et-cher (janvier 2003).
"...Que ce lieu est est terrible!
C'est véritablement la maison de Dieu, et la porte du Ciel.
Jacob, se levant donc le matin, prit la pierre qu'il avait mise sous sa tête,
et l'érigea comme un monument, répandant de l'huile dessus."
(Genèse, XXVIII-17-18)
Autour de l'année 1848, non loin de l'église Saint-Lubin de Suèvres (Loir-et-cher), des vignerons creusèrent le sol pour y planter une vigne. Ils
remontèrent accidentellement des fragments de mosaïque romaine qu'ils laissèrent sur le champ. Les savants attirés sur place ne furent pas surpris de découvrir de nouvelles traces d'un
établissemnt antique puisque le lieu avait été occupé par un temple dédié à Apollon, ainsi qu'en témoignent encore aujourd'hui deux pierres dédicatoires enchâssées dans un mur de l'église. On
s'était même persuadé à l'époque , mais sans aucune preuve, qu'un nemeton celtique avait précédé le temple païen. Ce fait aura, nous allons le voir, une certaine importance (Fig.
1).
Fig. 1: facade sud de l'église Saint-Lubin de Suèvres. Carte postale, autour de 1900. A droite de la croix, un peu en arrière, deux femmes sont assises sur les ruines supposées du temple gallo-romain.
Selon l'historiographie officielle, c'est à l'occasion d'une visite sur le chantier de fouilles en 1850 que Louis de La Saussaye (1801-1878) (1) remarqua dans le cimetière de
l'église une pierre de grande taille grossièrement équarrie posée presque au-dessus d'un puits (2) qu'on qualifiait de romain bien qu'il n'eut pas été exploré (3). Il jugea la pièce
assez rare pour rejoindre les collections lapidaires du musée de Blois, alors en voie de constitution. L'antiquaire (comme on nommait ces pionniers de l'archéologie) avait commencé sa "carrière"
lors des fouilles gallo-romaines de Soings-en-Sologne (1821). Historien et homme de lettres, auteur de nombreux mémoires d'ethnologie et d'archéologie (parfois accompagnés de dessins ou
d'aquarelles de sa main) fruits de patientes recherches sur le terrain, il fut chargé d'une mission pour la conservation des monuments de Loir-et-Cher (1841), contribuant à ce titre au classement
du château de Blois. Il présida à la création de son musée en 1850 (4). La pierre destinée à former la base du nouvel établissement fut déposée la même année dans la cour du château, ou elle
demeura jusqu'en 1910 (5).
La Saussaye ne laissa rien dans ses notes à ce sujet, mais on la trouve mentionnée dans les inventaires (par exemple en 1888) (6). Il faudra attendre E. C. Florance, archéologue blésois dont nous
reparlerons longuement, pour en voir publier une description précise (1909) (7), description qui sera reprise par les auteurs jusqu'à la fin du XXe siècle.
UN DOLMEN GAULOIS
L'abbé Morin, ancien curé de Suèvres et historien de la commune, qui conduisit lui-même les fouilles de 1850-1851, donna en 1891 de brefs mais précieux détails sur les impressions éprouvées par
l'antiquaire lorsqu'il examina sa découverte (Fig. 2) :"L'aspect lui parut étrange. Trois trous (sic) énormes, perforés avec une certaine symétrie, des traces de rainures, quelques
lignes cabalistiques que la science n'expliquera sans doute jamais, ont fait croire au savant antiquaire que cette pierre était un monument mégalithique ou un dolmen gaulois" (8).
Fig. 2: la pierre de Suèvres. Vue de A. de Mortillet, publiée par Florance en 1909 et reprise par Paul Le Cour dans Atlantis en 1928. La gravure
est fidèle à l'original, mais la partie basse est inexacte: le monument fut-il exposé un temps sur un socle maçonné?
L'association des des deux derniers termes peut surprendre aujourd'hui; il faut cependant replacer ce jugement dans un temps où les catégories qui nous sont familières n'existent pas encore. On
ne parle pas vers 1840-1850 de Préhistoire, Paléolithique, Néolithique ou Age des métaux. On se réfère encore à la vieille chronologie biblique qui fait naître l'Homme 4000 ans avant J. C.
Les scientifiques à la suite de Cuvier (1769-1832) admettent que la terre fut peuplée postérieurement au déluge par les fils de Noé, qui donnèrent naissance aux civilisations dont l'archéologie
naissante étudie les vestiges. Les premières recherches métropolitaines ont d'ailleurs été jugées d'un intérêt secondaire par l'Université et laissées comme telles à des "amateurs" éclairés, qui
se regroupent en sociétés d'études locales et développent leurs propres publications. A l'époque de l'"invention" de la pierre de Suèvres, les monuments les plus anciens trouvés en France sont
attribués aux Gaulois, consacrés "ancêtres officieles" des Français, notion qui deviendra un moteur idéologique puissant destiné à souder le sentiment national et républicain surtout après 1870,
et que l'école rendue obligatoire ancrera fortement dans les consciences. Il faudra attendre Jacques Boucher de Perthes (1788-1868) et sa "race antédiluvienne" pour voir naître progressivement
l'idée d'une plus grande ancienneté de l'Homme, et les linéaments de l'archéologie préhistorique moderne (9). En 1867, le deuxième Congrès international d'anthropologie et d'archéologie
préhistorique réuni à Paris abandonne officiellement l'expression "monuments celtiques" pour celle de "mégalithes". On n'en continuera pas moins, en pratique (notamment en France où la
"celtomanie" aura la vie dure), à attribuer souvent jusqu'à la fin du XIXe siècle (voire au début du XXe) les mégalithes aux Celtes. Nulle surprise donc à voir qualifier la pierre de Suèvres
de "dolmen Gaulois".
Ce qui renforça cependant la thèse "druidique" fut non pas l'étude du site (10), mais -ce qui impressionna si fortement Louis de La Saussaye- ces larges trous (énormes dira l'abbé Morin),
profonds, polis, cette inexplicable gravure dont l'incision et les "rigoles" attenantes firent immanquablement penser à des canaux "qui paraissent, écrivait déjà Anthony Genevoix en
1844, avoir été pratiqués pour l'écoulement de quelque liquide; ce qui pourrait faire supposer que cette pierre a dû servir à quelques sacrifices, peut-être de sacrifices humains" (11).
On trouva à quelques pas de là dans un jardin une hache celtique, et l'affaire fut faite: pour la pensée de l'époque façonnée par l'esprit romantique et les thèses de l'Académie Celtique (fondée
en 1805), les sacrifices humains, sur un dolmen, par une nuit de pleine lune, c'était la grande affaire des druides (12). La religion de "nos" ancêtres? Un culte empreint de spiritualité certes,
mais aussi d'une sauvagerie dont les preuves scientifiques définitives ne pouvaient manquer un jour ou l'autre de paraître au grand jour. On les attendait, on les vit apparaître, dans les
scarifications de la pierre de Suèvres. Bien qu'on vït ordinairement un autel sanglant derrière chaque mégalithe, un de ces autels primitifs où "le fer n'avait point passé" selon l'image
biblique, on n'avait jamais identifié avec certitude de table à sacrifices celtique, et enfin, il en fallait bien une... La thèse "gauloise" allait connaître de beaux jours, mais aussi quelques
détracteurs cinglants tel Duchalais, directeur du Cabinet des Médailles à Paris: "Le seul mérite que je lui trouve, lança-t-il (parlant du monument), c'est d'avoir fourni aux
journaux la matière d'un canard druidique" (13). Il y eut quelques polémiques par voie de presse si l'on en croit l'abbé Morin, rapporteur des faits. Quant à lui, plus de quarante ans plus
tard, s'il fut d'avis qu'il s'agissait d'un mégalithe (mais les temps avaient changé), il réserva son jugement sous bénéfice d'expertise par, ainsi qu'il l'écrivit, "de vrais savants, versés
dans la science préhistorique, science récente, et qui n'a pas dit son dernier mot" (14).
En cette fin de siècle, l'archéologie préhistorique française était née, la pierre de Suèvres aussi... Et l'appel de l'abbé Morin n'allait pas tarder à être entendu, moins de deux décennies plus
tard.
L'INVENTION DE LA TRIPLE ENCEINTE
Le début du XXe siècle vit un regain d'intérêt pour le monolithe sous la plume de Camille Florance (1846-1931), archéologue blésois et président de la Société d'Histoire Naturelle et
d'Anthropologie de Loir-et-Cher (15). S'exprimant d'abord prudemment, il publia dans L'Homme Préhistorique (16) une description complète du monument et fut le premier à concentrer son
attention sur la question de la gravure. Il entreprit, par la recherche d'objets et de dessins similaires, des études comparatives. Mais nous allons voir comment -et par quels curieux procédés-
il fit accréditer un préjugé des plus tenaces: celui de la pierre à sacrifices druidique, à laquelle se trouva liée pour longtemps l'interprétation du dessin aux trois carrés
concentriques.
Partant, comme l'avait suggéré l'abbé Morin, de l'hypothèse mégalithique, conjecture prudente mais fondée, soit dit en passant sur une impression tout aussi hasardeuse, il lança un appel aux palethnologues, leur soumettant une reproduction de la pierre réalisée d'après photographie (17). De ce côté, ses recherches restèrent vaines.
Il eut alors l'idée de rapprocher la gravure du monument de certains pétroglyphes de Seine-et-Oise ressemblant à des jeux (dont des dessins de "marelles" à carrés
concentriques) qu'on considérait comme les signes d'une possible écriture figurée remontant au Néolithique (18); car il s'agissait pour lui -il ne tardera pas à le laisser entendre- d'établir la
très grande ancienneté du dessin. Il s'engagea plus fermement dans cette voie lorsqu'il eut pris connaissance d'une publication du Dr Bourguoin de Selles-sur-Cher concernant les "antiquités"
découvertes dans la vallée du Cher dans les années 1860. On y voyait la description d'un cachet d'oculiste de fabrication romaine présentant sur une de ses faces un dessin identique à celui de
Suèvres (19) (Fig. 3).
A
B
Fig. 3: cachet d'oculiste romain découvert à
Villefranche-sur-Cher (Loir-et-Cher) v. 1860.
A: planche publiée par Bourguoin en 1972, avec une version fantaisiste du cachet
(gravure de Launay). B: dessins publiés par Florance en 1910. La vue cavalière provient d'un calque modifié de la gravure de Launay, qui a été malencontreusement inversé (archives de la
société d'Histoire Naturelle). Florance note justement que les inscriptions devraient être à l'envers. Le dessin de droite provient de M. Lottin, gendre et héritier du Dr Bourguoin. La pièce
originale est
aujourd'hui introuvable, mais un moulage est conservé dans les collections archéologiques du château de Blois.
Florance soumit le cas à Emile Espérandieu (1857-1939, de l'Institut, auteur d'un recueil de cachets d'oculiste en 1894 (20), mais on ne connaissait pas d'autre exemple semblable.
L'archéologue blésois commença à regarder la gravure du cachet comme un antique symbole à caractère plus ou moins magique ou prophylactique, repoussant (à juste titre) le fait qu'il pût s'agir
d'une simple représentation de marelle. Cette constatation allait, dans son esprit, contribuer largement à faire de la pierre de Suèvres un monument sacré d'une exceptionnelle envergure.
Pour l'heure, Espérandieu l'avertit: "c'est extrêmement téméraire àmon avis. Croyez-moi, cela vous ferait du tort. C'est le hasard. L'idée de trois carrés concentriques est banale, il n'y a
pas de symbolisme, c'est un simple amusement du médecin oculiste" (21) (Fig. 4).
Fig. 4: lettre d'Espérandieu à Camille Florance, à propos du cachet de Villefranche, 1910 (archives de la
Société d'Histoire Naturelle).
Téméraire (comme cette affirmation de l'épigraphiste!) Florance l'était; et il s'en tint à sa conclusion. Cependant ses idées générales demeuraient confuses: on n'avait pas, en effet, trouvé
d'autre table dolménique qui fut équarrie et lisse à l'exemple de celle de Suèvres. Le décryptage du symbole allait lui permettre de lever les dernières ombres et de déterminer (crut-il)
l'origine de la pierre. Il y parvint entre les années 1910-1920 ainsi qu'il le rapporta à deux reprises (22).
L'archéologue étudiait depuis 1907 les enceintes gauloises de Loir-et-Cher, encouragé par la Commission d'étude des enceintes préhistoriques et anhistoriques. Il les rangea par formes, ce qui lui
permit d'en déduire une chronologie. Cet énorme travail de localisation et de classification fut interrompu par la Grande Guerre; il n'en fit la publication qu'en 1919. Cependant l'idée qu'il
existait une analogie entre la gravure à carrés concentriques et la forme de certaines enceintes à fossés gauloises l'avait frappé. Il n'osa pas tout d'abord soutenir cette opinion publiquement,
attendant une confirmation. Elle lui vint, contre toute attente, d'un ancien officier d'artillerie "pas du tout archéologue mais instruit", ainsi qu'il l'écrivit en 1919: "je lui demandai ce
qu'il pensait de ce dessin; il me répondit, sans hésitation, qu'il devait représenter un oppidum sacré, ou une enceinte ancienne avec trois fossés communiquant entre eux" (23). Il y vit
aussitôt un argument de plus en faveur de l'origine gaulois des enceintes à fossés (24)... On me permettra de m'arrêter un instant sur cette curieuse conclusion.
Il n'est pas question de remettre ici en cause l'opinion somme
toute très défendable de l'officier, mais la conséquence que Florance prétendit en tirer. L'exemple est assez typique du genre d'argument qu'il avancera désormais pour appuyer chacune de ses
thèses: comment, en effet, la gravure de Suèvres put-elle bien constituer une preuve de plus de l'origine des enceintes à fossés puisque précisément, il ne venait d'établir l'origine gauloise de
la gravure que par comparaison avec ces mêmes enceintes... qu'il savait déjà gauloises? On se serait perdu dans ce cercle vicieux. Pas lui, et il se mit à broder avec appétit sur le thème
gaulois.
LE REVE DE FLORANCE
Il lui fallut, pour articuler sa démonstration, ressortir un vieux serpent de mer: celui de la pierre à sacrifices humains. La thèse était pourtant, déjà à cette époque, frappée d'archaïsme. Mais
le fait était là, soudainement établi, la pierre était sacrificielle, et il l'avait, à ce qu'il semble, toujours su. La preuve? Il la livra sans rire: "(elle) a bien l'apparence de tout ce
qu'il faut pour cette destination" (25). Entendons: des trous et des incisions...
Voulut-il se revêtir de l'autorité incontestée dont avait joui -et
jouissait encore- l'illustre antiquaire Louis de La Saussaye? Se laissa-t-il inffluencer par l'origine attestée du cachet d'oculiste, et par l'opinion très ancrée malgré l'absence de
preuves, qu'un lieu de culte celtique avait dû précéder le temple gallo-romain? Quoiqu'il en soit, il s'en tint là, et tout le reste en découla: la pierre était sacrificielle donc
druidique, druidique donc la gravure représentait une triple enceinte gauloise... gauloise donc ses enceintes à fossés étaient bien gauloises. Et par voie de conséquence, la
triple enceinte symbolique de Suèvres devint sacrée, car on n'avait jamais rencontré d'enceinte gauloise qui fût à triple ligne de fossés... Florance de conclure avec enthousiasme: "une
triple enceinte de fossés, c'était l'idéal pour un gaulois" (26). Repoussant la thèse mégalithique et la possible réutilisation du monument à l'Age du fer, il déclara la pierre de
fabrication gauloise, ce qui résolvait selon lui la question de sa singularité. Le médecin de Villefranche (où l'on avait découvert le cachet d'oculiste) n'était pas Romain mais Gallo-romain. Il
avait augmenté la valeur curative et le "lustre" de son cachet en y gravant une triple enceinte, emblème qu'il considérait comme sacré et dont il avait pu observer le "type" (via le chemein
gaulois répertorié n°29) dans le temple à Apollon, où la pierre devait se trouver encore à l'époque romaine (27).
Bref, la triple enceinte celtique et symbolique était née, et avec elle la thèse de la pierre à sacrifices définitivement accréditée. Rien ne pouvait plus, désormais, arrêter le rêve de Florance
(Fig. 5)
Fig. 5: la table à sacrifices de Suèvres, manuscrit de Florance (archives de
la Société d'Histoire Naturelle).
Il entreprit d'élaborer sur cette base ce qu'on pourrait appeler sa théorie maîtresse. L'occasion allait lui en
être fournie dans les années vingt, alors qu'on s'activait de toutes parts dans un grand élan de cohésion nationale, à déterminer le lieu exact du fameux Ombilic des Gaules, le Locus
Consecratus évoqué par César dans la Guerre des Gaules. Profitant pour ainsi dire de la vitesse acquise, il jeta sa pierre si singulière dans la bataille. Et puisqu'il fallait que
le Sanctuaire des sanctuaires fût là, c'est à dire dans la petite localité de Suèvres, l'antique Sodobria celtique, il affirma en 1926: "On a dit autrefois que l'Assemblée Générale
des Druides avait lieu dans les forêts, je ne puis le croire; ils y allaient chercher le gui dans des endroits différents chaque année et c'est tout. Ceux qui composaient le Conseil National des
Druides étaient des notables très considérés (sic), qui ne devaient pas loger au grand air,
par tous les temps, il leur fallait bien des installations convenables avec un personnel assurant leur subsistance
(re-sic)" (28).
L'oppidum de Suèvres, c'était ce qu'il y avait de mieux pour cela,
et les élites gauloises de Florance se devaient d'avoir un train de vie bourgeois.
L'onction sanglante s'accomplissait maintenant au-dessus du puits sacré, sur l'omphalos en guise d'autel (29) constitué par la pierre placée horizontalement, "la surface gravée
regardant le ciel" (30) ainsi qu'on l'avait trouvée. Il se représenta à loisir le phénomène du sang s'échappant des victimes pour s'écouler à longs filets dans les canules de la triple
enceinte symbolique, rejoignant par les perforations l'abîme du fond du puits... Il crut même deviner le but d'une telle opération: "il me semble, écrivit Florance, (...) que la
gravure à rainures devait jouer le rôle d'augure, et que, soit que le sang de la victime coulât d'un côté ou d'un autre (par les rigoles d'écoulement partant des angles de la figure) il
devait en résulter un avis favorable ou non de la divinité" (31).
Elues Monument National dans le Bulletin de la Société
d'Histoire Naturelle et d'Anthropologie de Loir-et-Cher de 1926, et malgré un article dans Le Matin de Paris du 19 juin 1930, la pierre de Suèvres et les théories de Florance
retombèrent dans un oubli relatif (côté "officiel" du moins, comme nous allons le voir) jusqu'en 1958, où la publication du livre de l'abbé Rivard, natif de Suèvres, curé de Danzé, et membre de
la Société Archéologique du Vendômois, remit l'affaire au goût du jour, suscitant de nouveaux et imprévisibles développements.
Je ne m'attarderai pas sur le contenu de l'Histoire d'une prévôté, Suèvres "Ombilic des Gaules" (32). Quelles que soient par ailleurs les qualités de l'ouvrage (qui s'inspira en partie
des travaux de l'abbé Morin), je note simplement qu'il reprit sans réserve et dans leur intégralité les thèses de Florance dans un chapître sur l'origine Celtique et Gallo-Romaine de
Suèvres (la première de couverture est à cet égard significative) (Fig. 6).
Fig. 6: 1ère de couverture de l'ouvrage de Marcel Rivard (1958).
L'ecclésiastique sembla même avoir fait siennes les méthodes intellectuelles originales de l'archéologue Blésois: "Nous admettons, écrit Rivard, "l'opinion du savant que fut
Florance et il nous paraît que Suèvres était bien le lieu de l'Assemblée générale annuelle, et nationale des Druides" (33); opinion qu'il jugea "de valeur scientifique indéniable"
(34), la pierre d'angle de cette affirmation étant évidemment le monolithe lui-même: "le seul qui ait été découvert en France. Dans les autres lieux, au sujet desquels on a émis l'hypothèse
du "locus consecratus" druidique, comme à Arènes, près de Vendôme, et Fleury, dans le Loiret, on n'a rien trouvé de semblable" (35) (Fig. 7). En somme, puisqu'on n'en avait pas
trouvé d'autre, c'était bien la preuve qu'il était celui que l'on cherchait...
Fig. 7: la pierre de Suèvres et le cachet de Villefranche selon Rivard, 1958.
Le deuxième dessin est inspiré du cachet erroné de Florance. Le troisième
dessin est une version aménégée du cachet d'après la vue de Lottin (cf. Fig. 3);
sa légende indique qu'il représente... la gravure de Suèvres.
Bien légitimement, les Sodobriens réclamèrent leur monument toujours exposé à Blois, mais sur la terrasse de l'ancien évêché où il avait été transporté en 1910 (36). Côté Blésois, on fit la
sourde oreille et selon certains, comme on craignit à un enlèvement, la pierre fut ramenée entre les quatre corps de bâtiment du château, près de la chapelle (37). Elle y demeura jusqu'en 1990,
année où le livre de Rivard connut une nouvelle édition (printemps), provoquant de nouveaux mouvements. Plusieurs lettres envoyées au conservateur du château et au maire de Blois demandèrent la
restitution de l'objet. Les Sodobriens obtinrent cette fois-ci gain de cause, et en peu de temps, le monolithe fut rendu à la commune selon les modalités d'un prêt à durée indéterminée.
L'inauguration officielle eut lieu le 13 octobre en présence de l'abbé Rivard, du maire de Suèvres et d'un assistance nombreuse. La pierre retrouva ainsi, après 150 ans de tribulations, sa place
dans l'enceinte présumée de l'ancien temple païen, devant la petite église Saint-Lubin où chacun peut aujourd'hui la visiter et voir sa gravure s'éroder au fil des pluies... Mais on comprendra
mieux les effets inattendus qu'une telle propagande gauloise eut sur les esprits à la fin du XXe siècle, par un article publié en 1995 dans la Nouvelle République du Centre-ouest intitulé
"Le druide, l'équinoxe et la pierre sacrée": on y rend compte avec le plus grand sérieux (et force détails) qu'une cérémonie "néo-druidique" se tint sur la pierre en guise d'autel à
l'occasion de l'équinoxe d'automne, le tout en grand apparat... Une célèbre historienne locale (en mal de publicité?) s'y fit "initier" aux arcanes d'un naturalisme New-Age... et celtique
(38).
Ce ne fut cependant pas là le reflet général et, côté scientifique, on amorça dès les années soixante-dix un retrait prudent. La pierre fut classée en 1974 dans l'Inventaire des mégalithes de la
France sous le curieux titre de Faux Dolmen de Saint-Lubin (Fausse pierre à cupules) (Fig. 8). Une mention inédite du R. P. Scoarnec (?), produite à titre documentaire, rappelle, seule,
son ancienne gloire (39).
Fig. 8: relevé de la pierre de Suèvres publié dans l'Inventaire des mégalithes de la France en 1974. L'échelle est manifestement erronée.
L'étude conduite par l'archéologue Clauce Leymarios à l'occasion de la translation en 1990 conclut, sur l'avis des géologues, à la fortuité des trous et des cupules (40). L'inventaire
évoqua la gravure comme une figure apparentée au jeu de marelle, le rapport à la conservation soulignant qu'"on ne trouve pas de telles représentations de jeu à l'époque gallo-romaine"
et que le dessin du cachet d'oculiste avait pu être tardif (41). Dans tous les cas l'origine néolithique de la pierre fut implicitement confirmée; mais on ne précisa nulle part qu'on ne
connaissait aucun autre exemple de pierre dolménique de cette taille qui fut équarrie... vieux problème de Florance (42). La thèse de la pierre à sacrifices humains fit long feu, essentiellement
attachée à l'idée "druidique" et fondée sur les préjugés et les impression des observateurs du XIXe siècle. Une meilleure connaissance de la civilisation gauloise , due notamment à la
systématisation des fouilles depuis 1970, semble avoir considérablement relativisé la pratique des sacrifices humains chez ces peuples, pratique connue jusqu'alors (et probablement amplifiée) par
le témoignage des auteurs antiques. D'omphalos gaulois, il n'en est plus question aujourd'hui sinon, comme nous l'avons vu, dans le livre de l'abbé Rivard (qui reste à ce jour le seul
ouvrage complet sur l'histoire de Suèvres) et dans l'imaginaire local où s'est "inventée" de toutes pièces une "tradition" qu'on dirait issue d'un folklore multi-séculaire... et qui n'est que le
produit d'une "superstition" scientifique (43). Est-ce là le véritable couronnement du rêve de Florance ?...
Nous allons voir qu'il connut très tôt des ramifications dans dans
les milieux moins "officiels", ceux de l'occultisme et de l'ésotérisme chrétien. Le concept de triple enceinte y fut immédiatement validé (44). L'essentiel des thèmes véhiculés par
l'archéologue blésois s'y développèrent librement dans leur connexion étroite avec la figure aux trois carrés concentriques, sujet sur lequel on vit paraître plusieurs études approfondies dès
1928-1929 (45).
LA PIERRE, LA KABBALE ET LE VICAIRE D'AUTUN
Le décès de Florance survint en mais 1931. La jonction de ses thèses avec ce qu'il est convenu d'appeler l'ésotérisme s'était opérée dès 1927, par l'entremise d'un autre Blésois, l'occultiste
Paul Le Cour (1871-1954), rédacteur au ministères des travaux publics à Paris, surtout connu pour ses entreprises de promotion d'une "idéologie atlantéenne", qui affirmait l'origine occidentale
de tous les grands symboles et des grands systèmes métaphysiques (46).
Fondateur de la revue Atlantis, il y signa trois articles consécutifs sur le sujet de la "triple enceinte". La parution de juillet-août 1928 intitulée L'emblème symbolique des trois
enceintes s'ouvrait sur un rappel des circonstances dans lesquelles Louis de La Saussaye découvrit la pierre de Suèvres. Sur la base des conclusions de Florance, après s'être livré à
diverses considérations symboliques, il interpréta la gravure du monument comme une représentation des "trois cercles de l'existence Keugant, Abred, Gwynfyd", doctrine qu'il attribua
"à la tradition gauloise et celtique" (mais qui bien sûr proviendrait elle-même de la tradition atlantéenne). Pour preuve de cette analogie, il publia dans le numéro d'avril 1929 un
mystérieux document présentant "trois carrés concentriques reliés par des lignes en croix et portant au centre un autel ou arus" (Fig. 9).
Fig. 9: plan présumé de la cité gauloise des Eduens publié par Paul Le Cour dans
Atlantis (1929), d'après Devoucoux.
La gravure, d'après Paul Le Cour, extraite d'un ouvrage sur la cathédrale d'Autun par le chanoine Edme Thomas, y était donnée comme figurant la cité gauloise des Eduens. "Dans cet
ouvrage, nota-t-il, l'auteur s'occupe longuement de cette partie de la kabbale qui s'appelle la Gématrie, c'est-à-dire la valeur numérale des mots (...) les mots inscrits sur ce dessin
se rapportent à la hiérarchie druidique. Edme Thomas ne donne malheureusement aucun renseignement pouvant permettre de savoir ce que représente cette gravure et quelle est sa provenance.
Néanmoins elle s'associe singulièrement à l'idée de faire de la pierre de Suèvres une pierre druidique comme le pense M. Florance" (47).
Singulièrement en effet, puisqu'on ne sait rien de la gravure en question. Paul Le Cour paraît de plus ignorer que le véritable promoteur de l'ouvrage d'où est tiré cet "apocryphe" fut en fait Jean-Sébastien Adolphe Devoucoux (1804-1870), vicaire général de la cathédrale d'Autun et kabbaliste réputé dans les milieux "ésotérisants", qui émailla le texte d'Edme Thomas de ses commentaires. Son nom figure pourtant en toutes lettres dans une note de l'introduction...
L'ecclésiastique, qui sera évêque d'Evreux de 1858 à sa mort, fut
co-fondateur puis président de la Société Eduenne (Société Archéologique d'Autun). Il réedita l'Histoire de l'antique cité d'Autun d'Edme Thomas, chanoine du XVIIe siècle, l'accompagnant
d'abondantes notes où il fit valoir ses vues spéciales en matière d'interprétation symbolique. Le vicaire émanait d'une "école" centrée sur le diocèse d'Autun, témoin d'une sorte de renaissance
chrétienne post-révolutionnaire et romantique, qui prônait un retour aux symboles et un certain ésotérisme dans leur herméneutique. On peut noter que Devoucoux fut désavoué par ses anciens
amis pour ses commentaires jugés sans ordre et de peu de rigueur scientifique (48). Si l'on consulte l'ouvrage d'Edme Thomas dans sa réédition de 1992, on constatera facilement que le plan
supposé de la cité éduenne illustre une des nombreuses notes du vicaire, par ailleurs fort obscure... Il est probable selon moi qu'on dût à son zèle spéculatif la gravure de Paul Le Cour...
un peu trop belle pour être vraie, qui n'a évidemment pas d'origine connue, ce qui en fait vraiement un de ces "documents providentiels" dont un certain ésotérisme a le secret. On peut, dans le
même ordre d'idées, noter que l'écclésiastique préconisait l'utilisation d'apports judaïques dans le décryptage des monuments anciens, gallo-romains ou médiévaux. Comme le livre en question fut
édité par Devoucoux en 1846 (49), c'est-à-dire peu ou prou dans les années où l'on "inventa" la pierre "druidique" de Suèvres (la première mention en est faite, rappelons-le, en 1844), on ne peut
manquer de rapprocher de cet arrière plan "gallico-kabbalistique" les propos, déjà cités, de l'abbé Morin: "... des traces de de rainures, quelques lignes cabalistiques (sous-entendu la
gravure aux trois carrés), ont fait croire au savant antiquaire que cette pierre était un monument mégalithique ou un dolmen gaulois" (c'est moi qui souligne); et de se demander (comme
disait un autre célèbre ésotériste), lequel a inffluencé l'autre?... A moins que cette sorte d'association d'idées ne fût dans l'air du temps (51)...
Comme on le voit, la plus grande confusion présida à la naissance de la "triple enceinte" et de part et d'autre on usa des mêmes méthodes, chacun voulant à tout prix adapter le
symbole à ce qu'il faut bien appeler, sous réserve d'éléments plus concrets, sa petite spécialité.
Paul Le Cour ajouta la mystérieuse gravure à l'édifice de Florance, ce qui n'était sans doute plus nécessaire: au prix de quelques contorsions et fort d'une incontestable autorité scientifique,
l'archéologue blésois était parvenu à imposer l'idée d'une "triple enceinte" druidique et sacrée à seule fin d'asseoir la réputation de son monument... A l'instar de Jacob, il put alors y reposer
sa tête et songer, peut-être, à une bien longue descendance... Mais nous avons vu ce qu'il en fut exactement.
En juin 1929, le métaphysicien (et très anti-occultiste) René Guénon (1886-1951), autre natif de Blois, publia à son tour dans Le Voile d'Isis une étude intitulée La triple enceinte
druidique, titre explicite qui reprend sans discussion les concepts de Florance, bien que le contenu de l'article soit d'ordre plus général, et que soit remis prudemment en cause dans
une note le caractère d'ombilic des Gaules attribué à Suèvres. Il précisa cependant que les trois enceintes de la figure, symbolisant d'après lui trois degrés d'initiation, pouvaient
effectivement se rapporter à la hiérarchie druidique, emboîtant en cela le pas aux rapprochements hasardeux de Paul Le Cour (très curieusement d'ailleurs, car on sait qu'il prenait ce
dernier pour un fantaisiste), et imprimant à la thèse gauloise un sceau que sa réputation intellectuelle allait rendre définitif.
UNE CONFRERIE MEDIEVALE
On vit se produire enfin sous la plume de l'archéologue loudunais Louis Charbonneau-Lassay (1871-1946), ami de Guénon, figure emblématique de l'hermétisme chrétien et collaborateur
occasionnel de Paul Le Cour dans la revue Atlantis, une métamorphose inattendue du thème "sacrificiel", déplacé cette fois-ci exclusivement sur la figure aux trois carrés concentriques, et
miraculeusement "christianisé" par le concours de nouveaux et improbables témoignages.
Dans son étude intitulée La triple enceinte dans l'emblématique chrétienne parue dans Atlantis de septembre-octobre 1929, Charbonneau-Lassay, qualifiant la pierre de Suèvres de
"menhir" (sic) et prenant comme point de départ les affirmations conjuguées de ses prédecesseurs concernant notamment l'origine celtique du dessin, s'attacha principalement à cerner le
sens possible du symbole en milieu chrétien, puisqu'on avait noté sa présence sur divers monuments médiévaux civils ou religieux, et qu'il l'avait lui même relevé dans l'ancienne abbaye de
Seuilly, ou parmi les graffiti de Chinon qu'il attribuait aux Templiers (Fig. 10).
Fig. 10: graffiti relevés par Louis Charbonneau-Lassay au château de Chinon (A),
et dans l'abbaye de Seuilly (B) (xylographies).
Il s'était déjà exprimé sur le sujet dans une lettre dont Paul Le Cour fit paraître un extrait dans le numéro d'Atlantis où figurait justement la gravure apocryphe de la cité eduenne: il voyait
alors dans la "triple enceinte" un possible emblème de la Jérusalem céleste. Mais il corrigea son jugement à la suite de nouvelles informations reçues d'une mystérieuse source "qui ne relève
pas de l'ordinaire domaine de la bibliographie et qui est, pour le moins, tout aussi sûre" (52). Elle l'était selon lui puisqu'il s'agissait d'un représentant autorisé de sociétés
initiatiques chrétiennes affirmant une parfaite orthodoxie doctrinale, venues en droite ligne et par transmission directe de la fin du Moyen-Age, appelées l'Estoile Internelle et la
Fraternité du Divin Paraclet, fondues en une seule organisation au moment de la Révolution française. L'existence lui en fut révélée en 1925. Il reçut en dépôt certains documents dont un
cahier de dessins du XVe siècle contenant divers symboles, matériel dont il se servit pour rédiger en partie son ouvrage majeur, le Bestiaire du Christ. D'après cette source, la "triple
enceinte" aurait été, pour la première chrétienté, "l'idéogramme de la portée de la rédemption sur le plan universel", les trois enceintes concentriques symbolisant les "trois mondes",
cette fois-ci ceux de l'Encyclopédie médiévale: terrestre, firmamental et celeste ou divin, et la croix "qui le traverse aux deux tiers, (y figurant) l'efficacité directe du
sacrifice du Calvaire sur le monde terrestre et sur le monde astronomique, (mais s'arrêtant) au seuil du monde angélique et divin, qui n'a pas eu besoin de rédemption" (53).
Quand à la mystérieuse source d'information, il semble établi aujourd'hui qu'elle provienne du chanoine Théophile Barbot (1841-1927), prélat, archiprêtre de Loudun, qui aurait été à
l'époque le chef et dernier représentant de la confrérie du Paraclet (54). Il n'est pas indifférent de noter que ce dernier fut en étroite collaboration avec un représentant des plus éminents de
la fameuse "école" d'Autun, le cardinal Jean-Baptiste Pitra (1812-1899), propre ami de jeunesse du vicaire Jean-Sébastien Devoucoux....Bref, je ne ferai qu'évoquer ici ces rapprochements et
filiations possibles dans le développement de certaines interprétations. Quelle que soit la valeur de la thèse défendue par Charbonneau-Lassay (certains graffiti de "triple enceinte" sont parfois
directement associés à la croix, à Loches par exemple), il semble décidémment qu'on doive sur cette question se résigner à l'incertitude des preuves... Pourquoi, par exemple, le cahier de
l' Estoile Internelle, souvent évoqué, et puisque Charbonneau-Lassay reproduisit ici ou là quelques uns de ses dessins sous forme de xylographies, ne fut-il jamais publié dans sa totalité?
Chacun répondra à cette question comme il l'entend. La "triple enceinte sacrificielle" entra bel et bien par cet artifice dans le giron de l'orthodoxie religieuse, suivant en cela le sanctuaire
de Suèvres qui, par le passé, de païen devint chrétien... Et je ne peux guère m'empêcher d'y voir l'inffluence discrète des préjugés attachés à la pierre de Suèvres depuis le XIXe siècle,
qui, sous l'impulsion inavouée de ceux d'Autun (rappelons qu'ils entendaient prouver l'universalité du symbolisme et la "culmination" de toutes les anciennes religions dans celle du
Christ), transformèrent l'effusion païenne du sang humain en sacrifice chrétien du Calvaire (55).
LE SONGE S'ACHEVE ?
On pourrait épiloguer longtemps sur les construction idéologiques qui marquèrent de leur emprise les recherches sur le symbole aux trois carrés concentriques, inffluençant durablement les esprits
et stérilisant parfois purement et simplement le regard. Cette constatation n'est pas une critique définitive des thèses qui furent énoncées, mais des voies empruntées par lesquelles on les fit
valoir. Le préjugé templier par exemple (encore attaché aujourd'hui à la "triple enceinte"), dû à une interpolation des travaux de Louis Charbonneau-Lassay sur le grand graffiti de Chinon (56),
fondé sur la même absence d'indices probants, parvint à imposer des développements qui ne furent pas pour clarifier une question déjà bien embrouillée.
Il semblerait que, en matière de graffiti, on se soit plus souvent attaché à infléchir les objets d'étude qu'à simplement les interroger, et cette pratique ne fut pas seulement le fait de milieux
non-scientifiques comme nous l'avons vu. Serge Ramond, président de l'ASPAG, a donné une excellente preuve de ce phénomène pouvant aller jusqu'à la falsification parfois inconsciente des relevés,
dans une communication sur le très "singulier" travail effectué à Domme par le chanoine Tonnelier, qui fit longtemps autorité dans certains milieux archéologiques (57).
La "triple enceinte" se prête, plus que toute autre figure, à ce type d'arrangement, en raison sans doute du caractère strictement géométrique et peu représentatif de son dessin, mais aussi de
l'absence de points d'appuis iconographiques ou textuels pouvant expliquer sa présence parfois insistante dans certains lieux et apporter des éléments de sens à son interprétation. Il en est
cependant un document -réel celui-là- qui n'a jamais à ma connaissance été publié dans une étude sur le sujet et dont l'évocation dans ce contexte me paraît, à plus d'un titre,
justifiée (Fig. 11). Il s'agit d'une xylographie extraite de la célèbre Chronique Universelle de Nuremberg d'Hartmann Schedel, ouvrage imprimé de la fin du XVe siècle (58). La gravure en
question a le mérite d'être appuyée par un texte et de s'inscrire dans une période pour laquelle sont attestées des représentations de "triples enceintes", dont le caractère symbolique (au sens
large) ne peut être contesté.
Fig. 11: en haut, xylographie extraite de la Chronique universelle, 1493:
le temple d'Ezechiel. En bas, page manuscrite du f° LXVI r°, maquette
destinée à l'imprimeur (source: La chronique universelle, 1493, Taschen
2001).
Le style schématique de cette gravure présente une analogie presque parfaite avec celui des "triples enceintes" telles qu'elles sont majoritairement représentées. La légende de la
maquette destinée à l'imprimeur semble indiquer qu'il s'agit d'une figure se rapportant au plan du temple spirituel des Juifs prophétisé par Ezéchiel. Elle illustre la cinquième époque de la
Chronique, allant de la prise de Babylone aux évènements immédiatement antérieurs à l'avènement du Christ et concerne plus particulièrement la reconstruction du Temple de Jérusalem (59).
Des voies relient, dans trois directions de l'espace, les parvis séparés par des enceintes. Il manque un chemin, mais on suit en cela le texte de l'Ancien Testament qui ne signale pas de portes à
l'ouest. Le graveur crut bon d'interpréter ainsi le texte biblique (60): obéissait-il à des instructions particulières ou se référait-il à un modèle?
On peut noter que selon la typologie médiévale, le temple d'Ezéchiel est une préfiguration de la Jérusalem Céleste. Se pourrait-il qu'on ait, dans certains milieux, usé du shéma de la "triple
enceinte" pour évoquer un archétype architectural traditionnel (61)? Si un tel rapprochement peut être confirmé par de nouveaux éléments, il faudra donner crédit à Louis Charbonneau-Lassay,
précédemment cité, d'avoir formulé une première hypothèse allant dans ce sens (62) et admettre que, malgré les développements aventureux et les intentions trop manifestement orientées qui
caractérisèrent son travail sur la pierre de Suèvres, Florance n'eut peut-être pas tout à fait tort de voir dans le dessin aux trois carrés concentriques la représentation d'une
triple enceinte sacrée...
NOTES (Les initiales en capitales se rapportent à la bibliographie)
(1) LHA 1886, 1891 / SOG 1958, p. 45. C'est en effet l'histoire telle qu'elle nous a été transmise par l'abbé Morin. En réalité, il est déjà fait mention de la "pierre soulevée
récemment" en 1844 (CHO), où il n'est pas question de Louis de La Saussaye, ce qui invalide l'opinion de A. Prudhomme, qui place l'évènement en 1836, se fondant sur
l'ethnologue Bernard Edeine (BSS 1986-1987 / LS 1970, p. 609); d'autres situent la découverte par l'antiquaire en 1858, ce qui est très peu probable si l'on s'en tient aux témoignages
directs, par exemple de l'abbé Guettée (NHA 1850). Une source inédite vient confirmer que la pierre était connue un an avant son "invention" par Louis de La Saussaye, et il semble même que
cette dernière ne lui soit redevable en rien. Il s'agit d'un article publié dans Le Journal du Loir-et-Cher du jeudi 7 juin 1849 (REG 1849), que je livre ici dans son intégralité (on pourra
remarquer qu'on ne fait aucunement mention de l'article de 1844 de la Chorographie de Loir-et-Cher):
"Découverte archéologique à Suèvres. On vient de faire une découverte archéologique intéressante sur le territoire de Suèvres: c'est celle d'une pierre énorme que tout annonce avoir servi à
la célébration des mystères sanglants de la religion gauloise. En effet, elle est traversée, à l'une de ses extrémités, par des trous naturels qui servaient à faire tomber sur la tête des initiés
le sang humain des victimes égorgées sur cet espèce d'autel, comme le pratiquait ainsi l'antiquité romaine dans les cérémonies moins barbares du Taurobole. Un autre monument druidique, situé près
de Pontlevoy, la Pierre de Minuit, est percée de trous semblables, et on en rencontre sur beaucoup d'autres; mais une particularité de la pierre de Suèvres, tout à fait rare, même en Bretagne où
les monuments de ce genre sont nombreux, est une figure grossièrement tracée en creux et formée de deux carrés (sic) concentriques terminés,à deux de leurs angles, par des rigoles
conduisant jusqu'aux bords de l'autel, et qui pouvaient aussi être destinées à faire écouler le sang de la victime placée sur les carrés symboliques. Ajoutons qu'une légende (?)
conservée à Suèvres, rappelle le souvenir des sacrifices sanglants accomplis sur cette pierre. M. Vilpou, auteur de la découverte du monument, qu'il a faite en cherchant un bloc de pierre
destiné à soutenir la machine à vapeur de son usine, s'est empressé de l'offrir à M. le maire de Blois, en échange d'une autre pierre de dimension semblable.
On savait que Suèvres, placé près de l'ancienne voie romaine d'Orléans à Tours, remontait à une haute antiquité. Deux belles inscriptions du temps d'Auguste y ont été recueillies il y a
longtemps, et placées dans les murs de l'église romane de Saint-Christophe (sic). Il serait à désirer qu'elles fussent acquises pour le musée de Blois, car cette église, qui sert de
grange aujourd'hui, peut être démolie, et ses matériaux dispersés.
Les plus anciens monuments écrits, où il soit question de Suèvres, remontent au IXe siècle, et son église de Saint-Lubin offre dans le pignon occidental un des débris, extrêmement rares
aujour'dhui, de l'architecture de ce temps. Suèvres était alors une Viguerie, ou chef-lieu de justice seigneuriale, ce qu'on a appelé depuis une prévôté. Son nom latinisé était Sodobrium, dont on
ne peut méconnaître la physionomie gauloise, et d'où est venue l'appellation moderne. La pierre de M. Vilpou vient d'ajouter un précieux témoin de l'époque la plus reculée de cette
localité".
(2) LHA 1891. Le lieu exact ne semble pas très établi. L'abbé Rivard indique de son côté (mais cela paraît peu
plausible) que "ce puits se trouve sous le dallage , au fond de la chapelle Saint-Lubin" (SOG 1958 p. 29).
(3) Il ne le sera d'ailleurs jamais. Sur quoi se basait-on pour le qualifier de "romain"?...
(4) Louis de La Saussaye fut à l'origine de la Société des Sciences et lettres de Loir-et-Cher (1833), co-fondateur et collaborateur de la Revue Numismatique Française (1836), titulaire de
l'Académie des Inscriptions et Belles Lettres (1845) et recteur de l'Académie de Poitiers puis de Lyon (1856-1871) (Cf. Elizabeth Latrémolière: Un bicentenaire: Louis de La Saussaye
(1801-1878) dans Les Amis du Château et des Musées de Blois n°32, déc. 2001.
(5) HP 1909
(6) E. Latrémolière, chargée des collections archéologiques du château de Blois, lettre du 20 fév. 2002. La pierre est mentionnée sous l'appellation de "table des sacrifices", sans plus de
précisions.
(7) HP 1909
(8) Nicolas Morin, curé de Suèvres de 1846 à 1891, membre de la Société Archéologique du Vendômois, LHA 1891.
(9) Antiquités celtiques et antédiluviennes. Mémoire sur l'indusrie primitive et les arts à leur origine par M. Boucher de Perthes, 3 vol., Paris 1849-1864.
(10) Il n'y aura aucune preuve archéologique de l'origine celtique de l'oppidum de Suèvres. Les fouilles sur le site de Saint-Lubin ne feront état que de vestiges gallo-romains.
(11) Anthony Genevoix alias M. Blanchot, directeur de l'école maternelle primaire de blois, CHO 1844.
(12) C. Goudineau, Cette Gaule qui n'exista pas, dans mensuel Notre Histoire, juin 2002. Voici, pour donner le ton du moment, ce qu'écrivit le chanoine Mahé, fervent celtomane, fondateur
de la Société Polymathique de Morbihan en 1826 et membre de plusieurs sociétés savantes, dont les travaux servirent de référence durant des décénnies: "Là, une pierre solaire: de tous
côtés, on trouve des menhirs devant lesquels se prosternaient un peuple aveuglé par la superstition et des autels sur lesquels ruisselait le sang humain. Ici, se fait sentir de quel aveuglement
et de quelle dépravation l'homme est capable quand sa raison n'est pas éclairée par une lumière supérieure et en quel triste état nous serions nous-mêmes si la main bienfaisante d'une religion
lumineuse n'avait déchiré le bandeau qui nous couvrait les yeux" (Essai sur les Antiquités du département du Morbihan, 1825, cité par F. Ars, Archéologues en soutane
au chevet des mégalithes, magazine Histoire du Christianisme, n° 13, nov. 2002).
(13) LHA 1891. Duchalais n'eut pas toujours cette opinion (cf. LHA 1886); Et cf. abbé Guettée (NHA
1850): "Nous ne dirons rien de la fameuse pierre transportée naguère du cimetière de Saint-Lubin à Blois. Avec
un peu de bonne volonté on peut en faire un dolmen, y découvrir même la rigole et l'orifice par lesquels coulait le sang des victimes. Mais aussi, avec un peu de mauvaise volonté, on peut n'y
rien voir et ne la regarder que comme une pierre tumulaire".
(14) LHA 1891.
(15) Camille Florance était fondé de pouvoir du Trésorier payeur général du département. Il devint en mai 1885 trésorier de la Société d'Histoire Naturelle et d'Anthropologie (constituée le 10
juin 1881) avant d'accéder à sa présidence en 1901, fonction qu'il exercera jusqu'à sa mort. D'abord et surtout botaniste, il se consacra avec vigueur au développement des collections et mit ses
multiples talents au service de l'association, suscitant donations, subventions, aides de toutes sortes, avant de faire du Musée d'Histoire Naturelle de Blois (inauguré en 1903) le plus réputé et
le plus richement doté de province. La société ne prendra qu'en 1922 une orientation plus nettement paléontologique et préhistorique. Florance fut l'un des vice-présidents de la Société
Préhistorique Francaise ( Madeleine Siériès, historique inédite).
(16) HP 1909.
(17) Gravure en 3/4 face de A. de Mortillet, d'après une photographie de Mieusement (HP 1909).
(18) Cf. les travaux de Georges Courtry, Congrès de l'Association francaise pour l'avancement des sciences à Montauban, 1902; congrès de Reims, 1907 (cité par Florance); et L'écriture
préhistorique, dans Congrès Préhistorique de Nîmes, compte rendu de la 7ème session, 1911 (Paris, 1912).
(19) MSS 1872.
(20) Officier et archéologue, grand spécialiste de la statuaire gauloise, auteur d'un monumental Recueil général des bas-reliefs, statues et bustes de la Gaule romaine, publié entre 1907 et 1938.
Il fut conservateur des musées de Nîmes.
(21) Cité par Paul Le Cour, ATL n°10, 1928.
(22) BSP 1919; BSH 1926.
(23) BSP 1919.
(24) BSP 1919.
(25 BSP 1919.
(26) BSP 1919.
(27) GCO 1910; BSP 1919; BSH 1926.
(28) BSH 1926).
(29) En fait, cela ne semble pas très clair dans l'esprit même de Florance: situe-t-il l'autel à sacrifices à proximité de l'omphalos, ou identifie-t-il bel et bien les deux?
(30) BSH 1926.
(31) BSH 1926.
(32) SOG 1958.
(33) SOG 1958, p. 36.
(34) SOG 1958, p. 39.
(35) SOG 1958, p. 35.
(36) Sur la demande de Florance, la pierre avait accompagné le transfert du Musée des Beaux-Arts, comprenant les collections lapidaires (les collections de science naturelle n'y seront exposées
qu'en 1922). Le monolithe fut déposé dans la cour d'honneur près de l'escalier qui conduisait au musée. En 1940, après le bombardement de la mairie quai Saint-Jean, la municipalité s'installa de
toute urgence dans l'ancien palais épiscopal, provoquant le retour des collections vers les combles du château. La pierre fut laissée sur place en raison des difficultés que présentait son
transport.
(37) Le mystère de la pierre de Suèvres, hebdo gratuit Expressions, mercredi 31 octobre 1990. E. Latrémolière précise plus sobrement que la pierre fut rapatriée au château "dans le
cadre d'une nouvelle présentation des collections d'antiquités" en 1959, et non en 1958 comme l'indique Expressions (lettre du 20 février 2002).
(38) La Nouvelle République du Centre-Ouest, mardi 19 septembre 1995, p. 2; et cf. le n° du 18 octobre 1990 pour le compte-rendu d'inauguration.
(39) IMF 1974.
(40) Communiqué par E. Latrémolière (lettre du 20 fév. 2002). Dans son mémoire de maîtrise sur les "cultes carnutes" M. Ferdière (qui fut directeur régional des Antiquités Historiques du Centre)
rejoint l'avis des géologues, à savoir que des trous semblables sont naturellement observables dans le calcaire de Beauce. D'après Florance les trous d'origine naturelle avaient été agrandis
artificiellement. Rappelons pour mémoire que Paul Le Cour y voyait l'empreinte... d'une main géante.
(41) Cependant, d'après Christian Wagneur, le chercheur sans doute le mieux informé sur le sujet (recherches inédites), si l'on excepte la gravure de Villefranche, deux "triples enceintes" sont
attestées en France pour la période gallo-romaine (lettre du 9 juin 2001).
(42) Cette datation par défaut semble avoir suscité de nouvelles interprétations concernant la signification de la pierre. Dans une lettre en date du 26 mars 1990, la conservation du château
de Blois (à l'époque Mme Tissier de Mallerais) précisa qu'"une signification ludique et rituelle (solaire) (sic) doit être aussi envisagée et plus plausible", mais sans qu'on
sache véritablement pourquoi (archives du Syndicat d'Initiative de Suèvres, communication de Mme Fiot).
(43) L'histoire de la pierre druidique est référencée dans le légendaire de Loir-et-Cher publié par
J. Cartraud en 1981. L'article est inspiré de la notice de l'Inventaire des mégalithes de France. Il est symptomatique qu'aucune mention ne soit faite de Florance (LLC).
(44) On peut noter que l'appellation de "triple enceinte" est toujours préférée dans certains milieux archéologiques au terme plus générique de "marelle". Mais il s'agit d'une commodité de
langage qui n'a plus nécessairement de connotation architectonique (cf. F. Beaux, GERSAR). D'autres utilisent le nom de "marelle triple" (cf. C. Wagneur).
(45) ATL 1928-1929; ATC 1929; VI 1929.
(46) Cf. correspondance de Paul Le Cour à Camille Florance (Bibl.)
Paul Le Cour donna plusieurs conférences à la Société d'Histoire Naturelle de Loir-et-Cher, dont une au sujet de l'"Atlantide" (1er mars 1925, bulletin n° 19). La société eut par ailleurs au XIXe
siècle quelques préoccupations "occultistes": elle présenta en 1894, par l'entremise d'un de ses membres bienfaiteurs,
M. Horace Pelletier, une "séance d'occultisme expérimental" dans l'une des salles du château de Blois, où elle avait alors son siège. On fit la démonstration d'une "mise en action de la force
psychique" avec médiums, quelques séances d'hypnose d'après la méthode de Charcot à la Salpêtrière (!), des expériences de "magnétisme à distance", de spiritisme et de "théurgie" (programme du 14
juin 1894, archives de la Société d'Histoire Naturelle).
(47) ATL 1929.
(48) Cf. P. L. Zoccatelli, La réception de Louis Charbonneau-Lassay dans les milieux francais, dans www.cesnur.org/paraclet/archive-6.htm.
(49) Histoire de l'antique cité d'Autun par Edme Thomas, official, grand chantre et chanoine de la cathédrale de cette ville mort en 1660, illustrée et annotée, Autun, 1846.
Repris en grande partie dans Etudes traditionnelles, Paris, années 1952 à 1957. Réédité en 1977 chez Jeanne Laffitte et en 1992 chez Archè, Milan.
(50) Voir plus haut, "Un dolmen Gaulois".
(51) Plus qu'un trait de syncrétisme typiquement "occultiste", ce curieux mélange est peut-être un écho de la mentalité ecclésiastique de l'époque. L'évocation de la Kabbale est une allusion
directe à la tradition judaïque; or pour nombre de prêtres au XIXe siècle, pétris de culture classique et biblique, les autels anciens des Gaulois décrits par Tacite ou Lucain sont du même ordre
que les autels primitifs des Hébreux décrits par Moïse dans la Bible (cf. LHA 1891, p. 108): en somme les signes d'un même culte grossier, celui d'une même "religion naturelle" privée de la
lumière de la révélation christique, religion à laquelle cette dernière mit un heureux terme (cf. note 12). Il s'agit bien sûr, avant tout, d'affirmer la supériorité du catholicisme... et de
stigmatiser au passage le "nouveau paganisme" que constitue l'affirmation progressive de l'état laïque.
(52) ATC p. 14 de la réed. posthume.
(53) ATC p.14-15.
(54) Cf. Marie-France James: Esotérisme, occultisme, franc-maçonnerie et christianisme aux XIXe s. et XXe s., Paris, 1981/ S. Salzani et P. L. Soccatelli, Hermétisme et emblématique
du Christ dans la vie et dans l'oeuvre de Louis Charbonneau-Lassay, Milan, 1996, p. 63.
(55) Le dossier est toujours susceptible de s'étoffer, cette conclusion reste donc provisoire... Rappelons cependant que la vocation supposée sacrificielle des anciennes tables dolméniques,
professée notamment dans le passé par le très inffluent chanoine Mahé (Cf. note 12), fut une idée qui trouva ses principaux partisans dans les milieux cléricaux, dans une optique
évidemment apologétique (et cela bien que certains prêtres fussent gagnés aux idées nouvelles). Un érudit nota justement en 1853: "C'est parce qu'il fallait des autels à l'abbé Mahé
que les dolmens sont d'anciens autels" (cité par F. Ars, op. cit.).
(56) Louis Charbonneau-Lassay, Le Sacré-Coeur du donjon de Chinon attribué aux Chevaliers du Temple, dans Regnabit, revue universelle du Sacré-Coeur, 1ère
année, n° 8, janvier 1922 et n°10, mars 1922. Réédité dans Etudes de symbolique chrétienne, vol. 1, Paris, 1981. Tiré à part: Le coeur rayonnant du donjon de Chinon attribué aux
Templiers, Fontenay-le-Comte, 1922.
(57) Serge Ramond, Le faux dans l'archéologie du trait glyptographique, actes des "Premières Rencontres Graffiti anciens"à Loches en Touraine, octobre 2001, ASPAG, Verneuil-en-Halatte, 2002.
(58) Liber chronicarum, Anton Koberger imprimeur à Nuremberg, 1493 / Cologne,Tashen, 2001 (version allemande).
(59) f° LXIII recto à f° XCIIII verso. La gravure se trouve au f° LXVI r°. La maquette manuscrite de ce folio (conservée à la Stadtbibliothek de Nuremberg) est reproduite en
fac-simile de la réédition Taschen (p. 29). La notice p. 644 indique que la plupart des bois concernant le Temple ont été utilisés pour la première fois en 1481 dans l'édition imprimée
d'un ouvarage de Nicolas de Lyre. L'iffluence de sources judaïques pour une telle iconographie "en diagramme" mériterait d'être explorée.
(60) Ezechiel, chap. 40 à 44.
(61) Dans une perspective théologique un tel symbole a un sens eschatologique. On pourrait expliquer, dans cette hypothèse, la présence de "triples enceintes" sur certains monuments funéraires, notamment dans l'enfeu de Jean Grivel ou Griveau, précepteur de la commanderie Hospitalière de Lavaufranche (Creuse) à partir de 1402, mort vers 1420. Près de 80 "triples enceintes" sont peintes sur l'arc, la voûte et la partie supérieure du fond du tombeau. Soulignons en dernière analyse que rien ne permet d'affirmer que la figure de Suèvres (quelle que soit d'ailleurs la raison pour laquelle elle fut gravée) soit antérieure au Moyen-Age.
(62) "avant le christianisme, ce dessin des trois enceintes devait avoir un sens symbolique précis; il est possible que les deux premières lignes soient des enceintes, les lignes droites en croix qui y aboutissent, des avenues et le plus petit carré un autel ou un "saint des saints", un hiéron plus sacré que les autres. Je ne serais pas surpris que les chrétiens en aient fait une image de la Jérusalem céleste..." (Lettre de Louis Charbonneau-Lassay à Paul Le Cour, cité dans ATL avril 1929, p. 107). On retrouve chez R. Guénon une idée semblable, bien qu'indirectement formulée (VI, note 2, p. 86 du recueil posthume).
BIBLIOGRAPHIE SUR LA PIERRE DE SUEVRES ET LE CACHET DE VILLEFRANCHE-SUR-
CHER
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91, janv. 1988.
ANNEXE 1
Cette source inédite est un article paru dans le journal L'avenir du 23 septembre 1888 (REG 1888). Je ne la livre que pour
mémoire, car elle est assez amusante: on peut y constater une fois de plus qu'on n'a cessé de redécouvrir la pierre de Suèvres au fil du temps, et cela jusque... dans la cour du château de
Blois!... Au point même d'en oublier son origine sodobrienne. On verra que les notations entre parenthèses, qui sont de la main d'A. Trouëssart, ajoutent au sel de l'histoire:
"Un menhir au château de Blois. M. Mieusement vient de découvrir (?) ou plutôt retrouver une pierre des plus curieuses, qui se trouve dans la cour du château, à l'angle de la salle des
Etats.
Il y a une vingtaine d'années, on montrait cette pierre aux étrangers, en la qualifiant de pierre druidique. M. Mieusement,
qui était récemment en Bretagne, aux environs de Carnac, d'Erdeven et de Locmariaquer, a été frappé par l'aspect de cette pierre. Elle lui est apparue comme un mégalithe des plus intéressants et
des plus précieux. Elle porte, en effet, un dessin en forme de grille, des plus curieux, rappelant les sculptures qui se voient dans le dolmen de Kergavat, sur la route de Plouharnel à Auray.
Nous sommes allé voir nous-même cette pierre qui est digne de fixer l'attention des savants. Est-ce un menhir, un mégalithe de la période Carnacéenne? A-t-elle été élevée à Blois même, ou
a-t-elle été apportée de Landes? Depuis quand est-elle au château? Le dessin est-il de date relativement récente, ou remonte-t-il à l'époque des menhirs? Autant de points à déterminer.
Si c'est un mégalithe sculpté, notre ville posséderait un des plus rares spécimens de l'âge de pierre, qui a couvert le globe de ses monuments. En effet, à par les dessins merveilleux du monument
de Gavr'inis, les grilles de Kergavat et les haches sculptées sur deux ou trois autres dolmens, il n'existe pour ainsi dire pas de mégalithes sculptés. Cette trouvaille serait dès lors (en
admettant la trouvaille? A. T.) une découverte (?) importante, qui aurait dans le monde un légitime retentissement (Et tout cela avant de prendre le soin de s'informer sur l'origine de cette
pierre!).
Ce serait une curiosité de plus dans notre ville, un attrait de plus pour l'étranger, que ce vestige des temps préhistoriques, modestement caché depuis des siècles (et pourquoi caché, cette
pierre était parfaitement en vue) dans la cour du château/ H. de C."
14 octobre: " M. l'abbé Morin, curé de Suèvres, nous écrit que la pierre en question était située dans l'enceinte de l'ancien temple d'Apollon, dont on voit encore les ruines dans le
cimetière de Saint-Lubin, à Suèvres, qu'elle a été tirée, en 1848, par M. de La Saussaye, avec le consentement du maire et de la fabrique, et transportée par ses soins au château de
Blois."
ANNEXE 2 (13-02-10)
Le département des fonds anciens de la bibliothèque de l'Abbé Grégoire de Blois possède, dans un dossier de correspondance entre Paul Le Cour et camille Florance (cf. Bibl.), une lettre
inédite de René Guénon à l'archéologue blésois intéressant cette étude, puisqu'elle nous révèle que les deux hommes furent en contact au moins ponctuellement au sujet de la "triple enceinte" et
échangèrent diverses publications. René Guénon y livre à son correspondant une interprétation générale du symbole dont il ne fera état officiellement qu'en juin 1929 dans les pages du
Voile d'Isis. J'ai donc jugé intéressant d'en faire ici la transcription intégrale:
"M. Guénon. Paris, 10 novembre 1928. 51, rue St-Louis-en-l'Ile (IVe)
Cher Monsieur,
C'est moi qui aurait dû vous remercier de m'avoir confié votre brochure sur le gui, que j'ai lue avec beaucoup
d'intérêt, ainsi qu'un de mes amis qui désirait la connaître depuis longtemps.
Je suis heureux que la brochure de M. Charbonneau vous ai fait plaisir; bien entendu, vous pouvez la garder, car j'en ai encore un assez grand nombre d'exemplaires.
J'ai vu en effet, dans le dernier numéro d'"Atlantis" qu'on m'a communiqué ces jours-ci, ce qui concerne la figure des trois enceintes, dont l'origine druidique me paraît aussi très
vraisemblable. J'ai écrit hier à M. Charbonneau, et je lui ai demandé ce qu'il pense de cette question; s'il a quelque idée intéressante à ce sujet, je ne manquerai pas de vous en faire part.
Pour moi, je pense que les trois enceintes représentent tout simplement trois degrés d'initiation. Ce qui m'a donné cette idée, c'est que j'ai eu autrefois sous les yeux des documents provenant
de certaines organisations initiatiques et dans lesquels les différents degrés hiérarchiques étaient décrits comme autant d'enceintes concentriques. Naturellement, ces documents étaient fort
récents en comparaison de ce dont il s'agit, mais il y a là, probablement, l'écho d'une tradition dont l'origine peut remonter très loin, encore que la façon dont elle a pu se conserver et se
transmettre soit assez difficilement saisissable pour bien des raisons. Je vous donne mon idée pour ce qu'elle vaut; il faut ajouter, d'ailleurs, que les degrés initiatiques sont toujours
regardés comme correspondant à autant de "mondes", c'est-à-dire d'états d'existence hiérarchisés, et aussi que presque tous les symboles ont une pluralité de significations qui, loin de
s'exclure, se complètent au contraire les unes les autres. Il ne faudrait donc pas voir dans ce que je vous dis une interprétation exclusive, mais il me semble bien que c'est là que se trouve le
point de départ dont il faut tenir compte pour rechercher, par analogie, les autres interprétations possibles. Vous serez bien aimable de me dire, à l'occasion, si cette explication vous paraît
satisfaisante.
J'ajoute encore que les lignes qui joignent les trois enceintes s'expliquent aussi très bien: ce seraient les canaux par lesquels l'enseignement de la doctrine se répand du degré suprême jusqu'au
plus inférieur. Cette figuration me fait penser à la "fontaine d'enseignement" des "Fideli d'Amore", depuis Dante jusqu'à Pétrarque; et des images plus ou moins semblables se rencontrent dans les
traditions de presque tous les peuples, en Orient aussi bien qu'en Occident. Cette fontaine a même été prise comme un des symboles du Christ; M. Charbonneau a là-dessus des documents très
intéressants.
Veuillez recevoir, cher Monsieur, l'expression de mes sentiments les meilleurs.
R. Guénon.
Je vous demanderai, jusquà nouvel ordre, de ne pas communiquer ce que je vous dis ici à M. Le Cour; quand son imagination travaille sur certains renseignements, on ne sait jamais ce que cela peut
devenir; et c'est pourquoi j'aime mieux prendre le temps de préciser moi-même divers points, surtout en ce qui concerne les rapprochements à établir avec d'autres symboles".