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Publication d'études iconologiques et historiques sur les grafitti médiévaux.

LA TRIPLE ENCEINTE DANS LA SPIRITUALITE DES JOHANNITES

Lavaufranche-A1-B-copie-1.jpgCette cité solide et stable demeure éternellement.

Par le Père, elle luit d'une lumière éclatante;

par le Fils, splendeur du Père, elle se réjouit, elle aime;

par l'Esprit Saint, amour du Père et du Fils,

subsistant elle se modifie, contemplant elle s'illumine,

s'unissant elle se réjouit.

Elle est, elle voit, elle aime.

 

 

Les trois états constitutifs de la société médiévale semblent également concernés par l'usage du diagramme de jeu de marelle à neuf pions comme symbole de la Cité céleste, usage dont la connaissance des principes qui le commandent paraît toutefois avoir été restreinte et objet d'une transmission principalement non-écrite comme il ressort à mon sens de l'étude des rares traces documentaires qui nous sont parvenues. Le caractère trinitaire de la société de cette époque se voulait le reflet et comme le "vestige" de la trinité divine dans la cité des hommes, dont le bon gouvernement devait préluder, selon la conception augustinienne, à l'avènement de la Jérusalem spirituelle en chaque homme et dans le corps ecclésial (c'est-à-dire à la fois social et mystique) tout entier, chacun étant appelé à y oeuvrer selon son ordre et la fonction qui lui était assignée. la "triple enceinte" par sa constitution ternaire même, semble tout à fait désignée pour symboliser la perfection de la Cité eschatologique, objet de la cité chrétienne placée sous le gouvernement du Christ: les trois enceintes concentriques, outre qu'elles désignent les trois parties traditionnelles du Temple-ville édifié par Dieu, peuvent légitimement évoquer aussi la hiérarchie des trois états ou ordres (ordines) pour reprendre la terminologie d'Aldébaron de Laon dans son Poème au roi Robert (le Pieux) vers 1030: oratores (ceux qui prient), bellatores (ceux qui combattent), laboratores (ceux qui travaillent); ces derniers étant tout entier symbolisés par les plus nombreux d'entre eux, c'est-à-dire les paysans. Le caractère sacré de cette hiérarchie est expressément formulé, pour le roi Charles VI, par le précepteur royal que fut Philippe de Mézières au XIVe siècle, qui reprend en outre l'image de l'échiquier emblématique du monde et de ses imperfections que les rois sont appelés à réformer: les trois états que sont les gens d'église, le peuple et la noblesse représentent pour lui respectivement le Père, le Fils et le Saint-esprit (1). Or il est une institution au Moyen Age, sujet qui nous intéresse ici, qui réunit en un même corps ces trois états, institution souveraine affranchie des obligations de vassalité qui avait le privilège de ne dépendre que du pape en personne et d'échapper à toute juridiction ecclésiastique, impériale et royale, dans laquelle on trouve des traces de l'utilisation du symbole de la "triple enceinte": l'institution des ordres militaires de Terre Sainte.

 

Concernant le plus célèbre d'entre-eux, l'ordre du Temple, et quoiqu'on ait pu en écrire, nous ne possédons à ce jour à ma connaissance aucune preuve formelle de l'utilisation du symbole de la "triple enceinte" en son sein. Toutes les affirmations contraires émanent d'auteurs "templaristes" faisant peu de cas de la critique documentaire et se contentant, pour preuve de leurs affirmations, de répéter les propos gratuits de leurs prédécesseurs dont l'autorité n'est fondée en cette matière que sur celle qu'on veut bien leur attribuer, et non sur des preuves qui font hélas encore cruellement défaut. Ainsi l'interprétation templière de la "triple enceinte" tire son origine comme je l'ai déjà signalé sur ce blog (2), d'une interpolation des travaux de l'archéologue et hermétiste chrétien loudunois Louis Charbonneau-Lassay, qui certes n'a jamais  formulé cette théorie, mais dont l'attribution par lui-même aux Templiers de l'ensemble des graffiti de la tour du Coudray à Chinon a laissé croire à ses successeurs que les deux "triples enceintes" représentées dans une archère leur étaient spécialement redevables. Or, outre le fait que l'attribution templière des graffiti de Chinon est une nouvelle affirmation purement gratuite que l'analyse iconographique ne permet certes pas d'établir (3), l'existence de "triples enceintes" gravées dans une archère est un lieu commun du graffiti médiéval, et je voudrais bien qu'on produise une quelconque preuve statistique positive de la présence de "triples enceintes" dans les sites de fondation spécifiquement templière subsistants encore aujourd'hui. Evidemment cette preuve n'existe pas, parce qu'on ne trouve pas spécialement cette figure dans ces lieux, dont elle est même, il faut bien le dire, désespérément absente. Pour ne pas parler des "triples enceintes" du château de Gisors, site présumé templier parce que ces derniers l'eurent en garde quelque temps, qui donna naissance à une célèbre littérature ressortissant au romanesque journalistique et pseudo-ésotérique. Les figures en question y sont très clairement dues à des artisans du bois comme en témoigne la présence conjointe de serpes sans nason visiblement de la même "main"(4).

Il n'existe pas plus, à ma connaissance, d'éléments concrets permettant de penser que les chevaliers teutoniques usèrent spécialement de la figure. Par contre, et c'est l'objet de cette étude que d'en rendre compte, il est certain que le symbole joua un rôle dans la spiritualité des Johannites ou chevaliers de Saint -Jean-de-Jérusalem, l'ordre hospitalier et militaire le plus ancien fondé en Terre Sainte et le seul qui connut

une véritable pérennité après la perte des états latins d'orient, à Chypre d'abord, puis à Rhodes et enfin à Malte jusqu'en 1789, vocable sous lequel il est encore connu aujourd'hui.

 

   

LA "RELIGION" HOSPITALIERE ET SES PRINCIPES

 

Il n'est nullement question d'examiner en détail l'organisation de l'ordre des Hospitaliers, voué on le sait à la sauvegarde et à la protection des pélerins et des malades, mais d'évoquer quelques unes de ses structures

intéressant la suite de notre étude et surtout de dégager les grandes lignes des principes qui présidèrent à sa fondation à Jérusalem et qui guidèrent son évolution sans jamais se démentir, notamment sous le magistère Rhodien à partir de 1310, période qui nous intéresse plus particulièrement ici comme nous le verrons. 

La "religion" ou "sacrée religion" comme on surnomma l'ordre était issue primitivement d'un lieu d'hospitalité destiné aux pèlerins du Saint-sépulcre de Jérusalem, alors que la ville sainte était sous la domination de la dynastie des Fatimides. Le lieu, qui n'était pas unique en son genre fut fondé par des marchands d'Amalfi, ville proche de Naples et centre important de commerce avec l'orient; ils y bâtirent tout d'abord l'église Sainte-Marie-Latine, un monastère et deux hospices pour les pélerins sains ou malades des deux sexes. L'hospice des hommes fut tout d'abord placé sous le patronnage de saint Jean l'Aumonier, puis de Saint

Jean Baptiste, et sous une règle que l'on pense être de Saint benoît, mais les sources sont très floues jusqu'à l'administration, après 1099 (date de l'arrivée des croisés à Jérusalem) d'un laïc nommé Gérard (né pense-t-on vers 1040 et d'origine probablement provencale) qui fut le véritable fondateur de la congrégation qui donnera naissance, quelques années plus tard, à l'ordre religieux des Hospitaliers de Saint-Jean-de-Jérusalem. On croit ordinairement que l'on doit à ce fondateur, premier chef de l'ordre et qui sera déclaré bienheureux par la ferveur populaire, l'institution de la croix blanche à huit pointes caractéristique, cousue au niveau du coeur sur un manteau noir. On peut noter que sous l'autorité du frère Gérard était également placé l'hôpital de Saint-Lazare spécialement dévolu aux lépreux. Des exemptions furent accordées très tôt par la papauté à cette "véritable maison de Dieu", et des hospices furent créés sous sa dépendance en terre sainte pour accueillir malades et blessés des guerres de croisade. Ce fut Raymond du Puy, gentilhomme dauphinois élu premier "maître de l'ordre", qui ajouta, à la mort de Gérard (1120) un caractère militaire à cet ordre primitivement hospitalier et religieux, et sous le magistère duquel un réseau de commanderies commenca à se développer en Europe. C'est aussi lui qui rédigea la première règle de l'ordre inspirée de la règle de Saint-Augustin (1137), qui commandait alors toute institution pieuse sur le modèle des chanoines réguliers, religieux non-strictement cloîtrés autorisés à poursuivre un apostolat sans renoncer absolument aux biens matériels. Ce point sera, en ce qui concerne les ordres militaires, particulièrement appliqué chez les hospitaliers dont la règle, si elle était bien celle d'une vie conventuelle, n'imposait qu'une pauvreté relative et laissa parfois libre cours à un certain faste dans les moeurs, ce qui leur fut parfois reproché. Les hospitaliers se caractérisèrent par une règle toute de "prudence et de tolérance" proche des laïcs, ce qui les distinguait des Templiers. Mais plus encore et en vertu du privilège de droit d'asile dont l'ordre était investi par le pape, droit qu'il s'exerca avec une grande largeur d'esprit et malgré les plaintes du clergé, il admettait à la messe, aux relevailles, et à l'inhumation dans ses cimetières même les excommuniés (5), et recevait quiconque dans ses hôpitaux, fussent-ils juifs ou sarrazins. L'ordre Johannite, qui connaissait aussi des couvents féminins, fut et resta, malgré ses considérables activités militaires au cours des diverses croisades, avant tout un ordre hospitalier, dont chaque fondation fut avant tout une villa dei, une ville de Dieu ainsi que fut nommée une maison de l'Hôpital en Normandie vers 1170 (6). L'hôpital de l'ordre à Jérusalem, en face du Saint Sépulcre, fut un lieu de soin qui impressionna tous les contemporains, latins ou sarrazins, par l'exceptionnelle richesse des moyens matériels et médicaux mis en oeuvre, et la science qui s'y exercait (notamment de l'hygiène), empruntant aux modèles antiques bien sûr mais adoptant aussi toutes sortes de pratiques que l'on dirait "en pointe" aujourd'hui, notamment arabes, et qui donnèrent lieu, au cours du temps, à des avancées remarquables par exemple en pharmacologie et en ophtalmologie (7). La justice hospitalière fut elle-même moins rigoureuse que celle du Temple. Les jeux c'est à noter étaient autorisés aux frères à condition qu'ils ne fussent pas de hasard, et il semble bien que la première vertu de l'ordre fut bien celle de la caritas à travers l'hospitalité, vertu toute christique et en somme restée trop souvent programmatique dans une chrétienté médiévale qui sut si bien la malmener au cours de son histoire.

La perte des états latins d'orient après la chute de Saint-jean-d'Acre (1291) provoqua le reflux des ordres militaires vers Chypre, puis, l'année-même de l'arrestation des Templiers par Philippe le Bel (1307), les Hospitaliers débarquèrent dans l'ile de Rhodes où ils établirent définitivement en 1310 un état indépendant, poursuivant seuls la lutte, essentiellement sur le terrain maritime, contre les sarrazins et surtout l'expansion turque, qui s'achèvera par la prise de constantinople et la chute de l'empire romain d'orient en 1453. Mais les Hospitaliers ne cèderont la place de Rhodes qu'en 1523, après un quatrième siège entrepris victorieusement par Soliman le Magnifique.

C'est à Rhodes que l'ordre connut son apogée, constituant une "république aristocratique" internationale dont le Grand Maître, prince souverain, entretenait des relations diplomatiques avec les autres états, battait monnaie et développait pour une guerre de "course" une flotte de galères qui devint la plus puissante de Méditerranée. Un grand "hospital des seigneurs les malades" qui recevait les malades des deux sexes et les enfants fut évidemment édifié sur le modèle des grands hôpitaux de Jérusalem et de Saint-Jean-d'Acre, ainsi qu'un hospice destiné aux pélerins sous le vocable de Sainte-Catherine. Mais c'est aussi durant cette période que fut confirmée l'institution des "Langues" reposant sur les commanderies et les prieurés d'Europe, destinée à structurer la cohabitation de chevaliers appartenant à des "nations" différentes regroupées en larges zones linguistiques. Au nombre de sept en 1301, elle seront huit en 1462 auquelles furent attribuées hiérarchiquement des rôles précis, sous l'autorité chacune d'un "Pilier" ou "Bailli conventuel". En souvenir du "pieux Gérard" fondateur de l'ordre, la Langue de Provence (la plus représentée) fut désignée pour occupper la première place. Son Pilier était Grand précepteur ou Grand commandeur de l'ordre, bras droit du Grand Maître, s'occupant essentiellement des finances. Suivait la Langue d'Auvergne (langue d'oc) dont le Pilier était Grand Maréchal ou chef de l'armée, adjoint du Grand Maître dans le commandement et gouverneur de Rhodes dont il assurait la défense. La troisième Langue était celle de France (langue d'oïl, incluant cependant l'Aquitaine); son Pilier dit Grand Hospitalier était responsable des activités hospitalières. Ces trois "nations" dominant la hiérarchie des Langues et issues du royaume de France étaient appelées "vénérables". Elles étaient suivies des quatre Langues "européennes": Italie dont le Pilier était Amiral, c'est-à-dire chef de la flotte; Aragon, dont le Pilier était Grand conservateur ou drapier (chef de l'intendance); Angleterre, dont le Pilier était Turcopolier (chef des supplétifs indigènes); Allemagne (y compris Hongrie et Europe balkanique), dont le Pilier était Grand Bailli chargé de la justice et de l'inspection des fortifications; enfin Castille (incluant le Portugal), dont le Pilier était Grand Chancelier, contrôlant la diplomatie, l'administration et les tribunaux. Les Piliers siégeaient au chapitre ordinaire ou Conseil autour du Grand

Maître, chacun selon leur fonction (Fig.1).

 

 

 

 

caoursin.jpgFig. 1: Le Grand Maître des Hospitaliers Pierre d'Aubusson et son Conseil, composé des Piliers des huit Langues, XVe siècle. Guillaume Caoursin, Obsidionis Rhodiae (Siège de Rhodes). B. N. ms lat. 6067 (source: Internet).

 

D'autres fonctions statutairement définies dont nous savons peu de chose existaient au sein de l'ordre comme celle d'architecte, poste sans doute très important chez ces grands constructeurs que furent les Hospitaliers. Les fortifications et les infrastructures de l'ordre en Terre sainte, à Rhodes (qui fut décrite comme "un couvent dans une forteresse") et en Europe furent considérables; on peut noter à ce sujet, pour ce qui intéresse notre étude, que l'exceptionnelle citadelle de Belvoir, bâtie à près de 300 mètres au dessus de la vallée du Jourdain par les Hospitaliers, offre un plan sensiblement carré à deux enceintes successives flanquées de douze tours qui ne peuvent manquer d'identifier symboliquement l'édifice à la Jérusalem céleste considérée comme" forteresse des vertus", thème qui a été abordé dans une précédente étude (8) (Fig. 2 ).

 

belvoir-retouche.jpg 

 

Fig. 2: plan de la citadelle hospitalière de Belvoir, XIIe siècle (source: http://www.castellorient.fr).

 

Les Hospitaliers résumaient donc bien en eux-même les trois états constitutifs de la cité chrétienne, comme moines-soldats tout d'abord, mais aussi comme incluant en leur sein une population nombreuse de Laboratores  que je ne ferai qu'évoquer ici, artisans et surtout paysans puisque l'essentiel des revenus de l'ordre provenait de l'énorme domaine foncier organisé en Europe autour des prieurés et des commanderies, domaine qui se verra encore accru par l'acquisition des biens templiers après leur dissolution. C'est précisément une commanderie de la Langue d'Auvergne qui va nous offrir essentiellement un témoignage exceptionnel de l'utilisation de la "triple enceinte" comme symbole chez les Hospitaliers de Rhodes au début du XIVe siècle.

 

 

 

LES "TRIPLES ENCEINTES" DE L'ORDRE

 

La chapelle de la commanderie johannite de Lavaufranche (Creuse; autrefois inscrite dans le territoire frontière entre langue d'oc et langue d'oïl du comté de la Marche) offre un cas unique de représentations de "triples enceintes" peintes à fresque, inscrites dans un programme iconographique relativement bien conservé et évidemment tout entier religieux: plus de 80 marelles de proportions identiques sont peintes en décor sur l'arcade, la voûte et le fond de l'enfeu de Jean Grivel, ou Griveau, Précepteur de Chambéraud en 1389, de Lavaufranche à partir de 1402, de Blaudeix et Sénéchal du Prieuré d'Auvergne en 1419, soit peu avant sa mort (9). On sait par ailleurs que ce personnage fut, de 1397 à 1419, commandeur de Châteauroux, héritée des biens du Temple. C'était donc un acteur d'importance de la deuxième Langue"'vénérable" de la hiérarchie des "nations" hospitalières, et la somptuosité architecturale du monument où fut inhumé son coeur, qui semble en témoigner, contraste singulièrement avec la sobriété de la chapelle qui l'accueille, édifiée elle, au XIIe siècle (10); mais on a vu que les Hospitaliers et notamment leurs élites ne pratiquaient nullement l'austérité que leur condition monastique pourrait laisser supposer, à l'inverse des Templiers (Fig. 3).

 

 Lavaufranche-A1-B-copie-2.jpg

 

 

Fig. 3: Enfeu de Jean Grivel, chapelle de la commanderie de Lavaufranche, XVe siècle (cliché: François Beaux).

 

L'enfeu de style gothique international occuppe une portion du mur nord proche du chevet. Il est composé d'une arcade en accolade disposée entre deux piédroits en pierre calcaire, surmontant la fosse et la dalle où reposait primitivement un gisement en marbre détruit à la Révolution, ainsi d'ailleurs que l'écu et l'épitaphe disposés à l'origine sur le fond du monument. Les fresques figurant de part et d'autre de l'écu furent redécouvertes sous une dalle couvrant le fond qui fut déposée en 1974 par le propriétaire de l'époque. Elles représentent, à gauche, Jean Grivel vêtu du vêtement noir de la "Religion" agenouillé en orant aux pieds de Saint Jean-Baptiste patron de l'ordre et tourné vers la droite, où figurent la Vierge à l'enfant. Cette dernière semble présenter un phylactère aujourd'hui illisible. Le programme iconographique de la chapelle subistant encore aujourd'hui est par ailleurs essentiellement centré sur les thèmes traditionnels concernant le Précurseur et les saints habituellement révérés par la chevalerie: la danse de Salomé, Saint Pierre et Saint Paul, la controverse de Sainte Catherine et des docteurs (le pélerinage de la noblesse au Saint-sépulcre de Jérusalem s'achevait en général au monastère de Sainte-Catherine-du-mont-Sinaï), Sainte Valérie apportant sa tête à saint Martial (deux saints locaux par ailleurs puisque ce dernier, évêque de Limoges, fut l'évangélisateur de la région et commenca sa prédication à Toulx-sainte-croix, à 5 km de Lavaufranche). Une scène militaire fait par ailleurs sans aucun doute allusion aux croisades et enfin, bien entendu, une crucifixion occupe le mur à gauche de la fenêtre axiale. L'ensemble, qui ne fut entièrement dégagé qu'en 1977, peut être daté du milieu du XIIIe siècle-début du XIVe siècle.

On voit que les "triples enceintes" en décor s'inscrivent parfaitement dans un contexte religieux, chevaleresque et nobiliaire conformes à l'état du haut personnage pour lequel elles ont été peintes. Le carrelage sur lequel se tient le Saint Jean-Baptiste du fond de l'enfeu présente même une extrapolation graphique de cette "triple enceinte", par son décor fait d'une double enceinte carrée enserrant une croix potencée, cette dernière évoquant bien sûr la croix de Jérusalem. On sait par ailleurs que les plus anciennes représentations de la croix Hospitalière, dans l'iconographie, montrent une croix qui se rapproche de cette forme (Fig. 4).

 

jean-carrelage.jpg

 

 

Fig. 4: détail de pavement: double enceinte et croix potencée. Peinture de St Jean Baptiste, sur le fond de l'enfeu de Jean Grivel, XVe siècle (cliché: Françoise Mousson).

 

Il est remarquable de constater d'autre part qu'une fois de plus, la "triple enceinte" cohabite avec des structures graphiques orthogonales sous la forme d'échiquetés, puisque ces derniers apparaissent sur la face interne des piédroits du monument. Pour ce qui concerne le sens symbolique de cette association très courante, je ne peux que renvoyer à ma précédente étude ("La marelle comme jeu et comme symbole à la fin du Moyen Age") (Fig. 5).

 

 Lavaufranche-A5-B.jpg

 

Fig. 5: échiqueté et "triples enceintes". Peinture de l'enfeu de Jean Grivel, XVe siècle (cliché: François Beaux).

 

Figurent également, très effacés, des arbres peints sur la paroi de droite, et là encore je renverrai à ce qui a été écrit précédemment sur les liens entre la "triple enceinte" et le symbolisme du bois (cf. "La triple enceinte comme symbole architectural"). L'emblématique végétale est encore appuyée par la représentation d'une plante dont les tiges sont dirigées vers le bas, au-dessus de ce qui fut l'épitaphe. Elle est accompagnée de la figuration d'un clocher, l'église évoquant bien sûr typologiquement la Cité Sainte. Je ne m'explique guère le sens de la grande multiplication des "triples enceintes" comme décor, sinon que leur disposition évoque celle d'un ciel étoilé et peut souligner en effet le caractère d'"objet céleste" de la Cité de Dieu; cependant leur nombre doit avoir un sens précis que je n'ai pu établir. On trouve par ailleurs en alternance avec les figures du fond, une inscription gothique formée de deux mots paraissant bien constituer une devise, celle sans doute de Jean Grivel, mais elle n'a pu encore être déchiffrée (11) (Fig. 6). Enfin, on peut noter à nouveau que le caractère eschatologique de la Jérusalem céleste justifie son emploi, ici comme ailleurs, dans un contexte funéraire (12). On peut noter aussi que des "triples enceintes" gravées figurent dans d'autres lieux situés à une très grande proximité de la commanderie de Lavaufranche: les villages de Toulx-Sainte-Croix (sur des blocs de grès de réemploi dans un mur de clôture) et de Fleurat (pierre de réemploi à la base d'un contrefort de l'église Saint-Michel).

 

Lavaufranche-A4-B.jpg 

 

Fig. 6: "triples enceintes" accompagnées d'inscriptions. Peintures de l'enfeu de Jean Grivel, XVe siècle (cliché: François Beaux).

 

La précédente étude de ce blog a mis en évidence l'utilisation certaine du symbole de la "triple enceinte" dans les milieux de la haute noblesse attachés à la couronne des Valois, notamment dans un périmètre territorial correspondant au comté de Blois et à ses frontières, ce dernier étant possession de la famille royale depuis son acquisition par Louis de France frère de Charles VI en 1391, soit à l'époque même où Jean Grivel vécut et exerca ses charges hospitalières. Or il est un site intéressant cette zone géographique, ou plus exactement un mobilier, présentant une "triple enceinte" gravée, découvert à Villefranche-sur-cher (Loir-et-Cher), commune située au sud de Romorantin soit à une très grande proximité du château de Philippe du Moulin dont j'ai longuement parlé et où furent figurées en décor au XVe siècle des représentations de marelles symboliques; mobilier gravé que j'ai passé sous silence car il me semblait que son étude s'intégrerait mieux au sujet qui nous occupe, selon une hypothèse qui me semble peut-être éclairer son usage, voire son sens. Tout au moins mérite-t-elle quelque attention, bien qu'aucune preuve concrète ne vienne à ce jour l'étayer. Je laisse bien évidemment le lecteur juge de ce qui ressort des faits exposés et de l'interprétation que j'en donne.

L'objet en question est un cachet de pharmacopole ou d'oculiste romain découvert dans les années 1860, dont le Dr Bourguoin de Selles-sur-Cher publia une représentation gravée par Launay ainsi qu'une très brève description, sans donner malheureusement aucun détail sur le lieu exact et les circonstances de la découverte (13). La pierre en serpentine verte est de forme carrée et porte sur deux de ses tranches des inscriptions latines abrégées dont voici la traduction:

(Collyre) de Caïus Romanus Stephanus pour les cicatrices récentes et (Collyre) de Caïus Romanus Stephanus pour enlever les maladies d'yeux (14).

Ces inscription gravées y sont inversées puisqu'elles devaient faire l'objet d'empreintes sur le collyre proprement dit. Sur sa face supérieure est gravée également une "triple enceinte" ce qui en fait un objet parfaitement singulier; car, outre que les découvertes de cachets d'oculistes romains sont relativement rares, aucun autre objet de cette sorte  ne comporte, aux dires des spécialistes, une telle figure. Un cachet d'oculiste découvert à Gièvres non loin de Villefranche ne porte par exemple sur sa face que l'inscription Martinus. L'original du cachet de Villefranche a disparu aujourd'hui, mais un moulage en fut effectué par l'archéologue blésois Camille Florance; il est conservé aujourd'hui dans les collections archéologiques du musée du château de Blois (Fig. 7) .

 

cachet-retouche.jpg

 

Fig. 7: moulage du cachet de Villefranche-sur-Cher conservé au musée archéologique du château de Blois (cliché: François Beaux).

 

Or, puisqu'aucune figure de "triple enceinte" n'est valablement attestée pour la période gallo-romaine, que ce cachet est unique en son genre et que d'autre-part le lieu de la découverte se trouve bien à une très grande proximité de sites comportant des "triples enceintes" dont le contexte médiéval est lui, clairement identifié, il semble probable à mon sens que la pierre fut réutilisée durant cette période, peut-être même dans son usage médical comme je vais tâcher de le montrer.

En premier lieu, je pense que la réutilisation d'un matériel antique ne fut certainement pas rare au Moyen Age, ce qui se comprend aisément puisque ces temps ne cessent d'invoquer l'autorité des anciens, grecs ou latins, pour justifier et asseoir leurs savoirs philosophiques, politiques et bien sûr scientifiques, tout spécialement en médecine. On trouve un bon exemple de récupération de "matériel" antique dans l'utilisation des images d'"Abraxas" provenant des camées gnostiques sur les contre-sceaux des Templiers, du roi Louis VII ou même de l'archevêque de Rouen au XIIe siècle; et des tombes d'évêques anglais de la même époque révèlent l'existence de bagues à intailles où figure encore l'Abraxas. On peut citer aussi, au sein-même de l'ordre des Hospitaliers, ce réemploi d'un sarcophage antique dans la tombe de Robert de Julhiac, 31e Grand Maître de l'ordre (1374-1371) (musée de Cluny). Il n'est pas impossible que la médecine médiévale, qui n'est essentiellement fondée que sur l'auctoritas des anciens même si elle intégra les connaissances arabes, pût faire parfois usage ici ou là dans ses pratiques, d'un matériel du type du cachet de Villefranche-sur-Cher, le réintégrant en quelque sorte dans une pratique chrétienne par l'adjonction d'une figure de "triple enceinte", ce qui d'un point de vue symbolique nous allons le voir, n'est peut-être pas complètement dénué de sens.

Or, pour en revenir au sujet de cette étude, le territoire de cette commune posséda justement une importante commanderie hospitalière dont il ne reste pratiquement plus trace aujourd'hui, mais qui nous est quelque peu connue par les documents. La date exacte de fondation reste assez obscure, mais une charte de l'an 1172 nous révèle que l'ordre reçut d'Hervé de Vierzon, suzerain du lieu, les terres travaillées par les frères hospitaliers et les bâtiments édifiés, c'est-à dire la terre de la future Villefranche et la partie ouest de la proche paroisse de Langon. En 1190, ce même seigneur donna par testament aux Hospitaliers (ainsi qu'aux Templiers) 100 livres d'argent ainsi que des armes. Une ville "franche" fut créée dans l'ancienne paroisse où les futurs habitants, libres et non serfs, furent attirés par des privilèges. Elle ne constitua pas une commune mais resta sous l'autorité du commandeur des Hospitaliers, seigneur du lieu. La commanderie et son château étaient situés sur la paroisse dite de l'Hôpital, un peu au nord, ainsi que l'établissent des actes à partir du XVe siècle. Il ne subsiste aujourd'hui que quelques vestiges du château; de la commanderie détruite au XIXe siècle nous est conservé un retable de pierre qui sert actuellement de soubassement à la "croix de fer", un calvaire marquant l'embranchement de la route de Romorantin (Fig. 8). 

 

villefranche-retouche.jpg 

Fig. 8: socle de la "croix de fer" à Villefranche-sur-Cher (Loir-et-Cher), constitué d'un

retable  provenant de l'ancienne commanderie hospitalière (cliché de l'auteur).

 

 

Les frères de l'Hôpital  recevront au XIIIe siècle à titre d'aumône perpétuelle les droits de Haute Justice, sauf en matière de rapt et de meurtre (ces droits leur seront ôtés par avis du Parlement de Paris quelques années plus tard au profit du comte de Blois, sans doute parce qu'Hervé de Vierzon en était le vassal) et les droits sur certains péages. Après 1314, les biens templiers de Vierzon et ses annexes, attribués aux Johannites, deviendront membres du chef de Villefranche. La commanderie prendra dès lors une importance considérable, et l'on pense d'après ses vestiges que le château actuel (ou plutôt ce qu'il en reste) fut construit à cette époque. Outre l'église de l'Hôpital, les frères possédaient également l'église paroissiale Sainte-Marie-Madeleine et nommaient le curé; ils édifièrent sans doute le monument, qui fut amputé au XVe siècle de deux travées de la nef menaçant ruine, vers le milieu du XIIe siècle.

Il n'est pas aberrant à mon sens de supposer que le cachet d'oculiste romain découvert sur la commune ait pu être réemployé par les médecins Johannites de Villefranche, d'autant que cette dernière commanderie relevait, comme celle de Lavaufranche, de la langue d'Auvergne (15); la présence nous l'avons vu d'une "triple enceinte" sur ce même cachet nous encourage à aller dans ce sens. Les hôpitaux de l'ordre on le sait possédaient des services de pharmacologie et d'ophtalmologie très élaborés, sciences médicales auxquelles leur propre expérience ajoutée à celle de la médecine arabe qu'ils pratiquaient, et qui puisait évidemment dans le fond de la médecine grecque, feront faire d'éminents progrès tout au long de l'histoire de l'ordre. On doit rappeler en outre que l'art médical à cette époque, et en particulier hospitalier, ne manquait jamais de s'accompagner de pratiques spirituelles, en vertu du principe clairement exprimé selon lequel  Dieu était la seule cause véritable de la guérison; c'est pouquoi la règle ecclésiastique auxquels étaient soumis les hôpitaux imposait le silence aux malades, le suivi des offices et les prières en commun. On voit ainsi que la présence d'une représentation schématique de la Cité de Dieu sur le cachet de Villefranche, dont on reproduisait peut-être l'empreinte sur le collyre, pouvait avoir une valeur prophylactique certaine. Le but du pélerinage en ce monde, selon un concept de l'époque, étant l'accession post mortem à la Jérusalem céleste, c'est-à dire la contemplation ou vision spirituelle du Royaume de Dieu après la guérison de l'"oeil du coeur", on comprend combien symboliquement la présence d'une "triple enceinte" sur un cachet voué à la guérison des yeux, cette fois-ci de chair, pouvait être profondément signifiante, selon la pensée toute analogique de l'époque (Fig. 9).

 

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Fig. 9: le Pélerin a la vision de la Jérusalem céleste, sous la forme d'une forteresse gardée par St Augustin et les Pères de l'Eglise. Guillaume de Digulleville, Le Pèlerinage de vie humaine, XIVe siècle. Ms B. N. (source: http://expositions.bnf.fr/utopie/feuill/feuill6/findex1.htm).

 

 

C'est d'ailleurs bien à la sûreté ou "sauveté" du pélerin du Saint-sépulcre qu'était, outre la fonction hospitalière qui la complète, vouée primitivement l'activité des Johannites, à l'instar des autres ordres militaires de Terre Sainte. Mais plus encore, ils assuraient en Europe refuge et protection à quiconque, notamment les pélerins en général et les voyageurs, par l'administration de "salvats", lieux d'asile où chacun pouvait se réfugier. L'implantation de nombre de maisons hospitalières à proximité des gués ou au bord des grandes grandes routes (ainsi qu'il en est à Villefranche), en un temps où les traversées de fleuve et les déplacements n'étaient pas sans danger, n'avait d'autre sens que de sécuriser les points névralgiques où la protection des passants et l'assistance aux voyageurs étaient les plus nécessaires.

Et c'est sans doute par la très grande proximité du sanctuaire espagnol de Compostelle que s'explique la présence hospitalière à Beade en Galice, dans la province d'Ourense. Si j'en fais mention ici, c'est que l'église Santa Maria actuelle, édifiée principalement au XVIe siècle et appartenant à l'ordre de Saint-Jean-de-Jérusalem, possède dans sa maçonnerie une pierre, peut-être de réemploi, gravée d'une "triple enceinte". Cette dernière est située entre deux consoles sous la corniche du mur nord, dans une zone conservée du bâtiment qui a précédé l'actuel édifice, datable des XIIe-XIIIe siècles (16).

Je n'ai pu encore identifier d'autres sites témoignant de l'usage de la "triple enceinte" par les Johannites, mais je crois probable qu'une recherche systématique dans ce sens, dont je souhaite qu'elle soit entreprise un jour, ne ferait que confirmer les quelques observations de la présente étude. On voit d'après ce qui précède, que les sources iconographiques concernant une éventuelle "triple enceinte hospitalière", au contraire de la thèse templière, sont quelque peu fondées, même si l'on hésite à retenir mon hypothèse concernant le cachet de Villefranche.

 

 

UNE "DOCTRINE INTERIEURE" JOHANNITE?

 

Je crois certain qu'il était d'usage au Moyen Age dans certains milieux de réserver le coeur de la doctrine spirituelle à une minorité de personnes qui avait vocation, par son état ou ses dispositions particulières à la comprendre et pour tout dire, à l'accomplir pleinement; enseignements qui ne pouvaient être livrés à la foule des croyants tant ils apparaîtraient contradictoires à qui n'avait d'expérience de la divinité qu'en mode "participatif", à travers le dogme commun, les rituels publics et les images, en somme dont la foi ne pouvait se réaliser que dans l'ordre de la représentation la plus élémentaire et la plus matérielle. Le cardinal Nicolas de Cues l'exprima très clairement cette nécessité du secret et ses raisons profondes dans le court dialogue qu'il écrivit  lorsque la peste chassa de Rome la cour pontificale à laquelle il appartenait: "Voici la raison pour laquelle les choses cachées ne doivent pas être communiquées à tous: c'est parce qu'elles semblent paradoxales quand elles sont dévoilées" (La sagesse selon l'idiot -idiotia de sapientia- 1450) (17). Ces "choses cachées" concernent l'éternelle Sagesse de Dieu ainsi qu'il le souligne par ailleurs, destinée à être connue intimement et pour ainsi dire ontologiquement, imposant le dépassement complet de toute idée propre à l'égard de la divinité, et à fortiori de toute représentation, c'est-à-dire en somme, leur rejet pur et simple. Et c'est bien en ce sens que Maître Eckhart invitait au début du XIVe siècle, dans un sermon sur la véritable pauvreté spirituelle, à l'affranchissement de Dieu lui-même pour saisir la Déité dans son propre fond, pouvant ainsi écrire: "C'est pourquoi je prie Dieu lui-même de me libérer de Dieu" (18). Il fut lui-même sommé, à la fin de sa vie, de retirer quelques-unes de ses propositions dont il semblerait que la papauté n'ait eu d'autre choix que les déclarer hérétiques tant leur audace et leur formulation paradoxale menacait de semer trouble et scandale dans la foule des croyants qui ne pouvaient que suivre les simples prescriptions publiques. On comprend à la lumière de ce qui vient d'être dit qu'il n'est nul besoin de supposer que la "gnose" au Moyen Age (car c'en est une, entendue bien sûr dans son sens propre, non dans son sens historique) eut un quelconque caractère hétérodoxe sous prétexte qu'elle demeurait secrète et s'exprimait parfois en contradiction avec les pratiques communes. Ainsi sans doute en fut-il du rituel secret Templier de reniement de la croix qui nous est connu par les minutes de leur procès, pour l'explication duquel il n'est nullement nécessaire d'invoquer autre chose que ce qui fut écrit par Bernard de Clairvaux lui-même dans son éloge de l'ordre, sous forme d'une prescription qui rend on ne peut plus claire cette pratique apparemment scandaleuse dans une milice vouée toute entière au Christ, et si l'on se réfère à ce qui a été dit plus haut de la nécessité de dépasser les images pour ceux qui étaient pleinement qualifiés à l'accomplissement du chemin spirituel: "Il (le Templier) ne parle de la sagesse de Dieu, en toute sécurité et sans crainte de donner du scandale, qu'en présence des parfaits, et ne propose les choses spirituelles qu'aux spirituels; mais se trouve-t-il parmi les enfants et les bêtes (pecoribus), qu'il ait soin de se proportionner à leur intelligence et ne leur propose que Jésus-Christ, et Jésus-Christ crucifié" (Louange de la nouvelle milice -de laude novae militiae, VI, 12) (19). On comprend ainsi que le rituel secret de réception dans l'ordre n'est rien d'autre que l'accomplissement symbolique et en quelque sorte la préfiguration du véritable chemin intérieur auquel était voué celui qui perdait statutairement et symboliquement tout bien et toute volonté propres en revêtant concrètement, lors de sa reception, le manteau d'un ordre d'élite de la Chrétienté, lié par cet acte (et pour paraphraser le Maître rhénan), à se libérer du Christ comme représentation afin d'accéder pleinement et réellement en lui au Fils, "éternelle Sagesse du Père" selon la formulation théologique de l'époque. Nombre d'enseignements et de rituels particuliers échappèrent ainsi sans doute à l'Histoire faute de textes, non seulement au sein de la clergie, mais dans les autres "états" de la société médiévale, par exemple dans les milieux artisanaux comme quelques rares indices le laissent sans aucun doute entrevoir. Il est probable comme je l'ai dit en introduction de cette étude, que la "triple enceinte" fut un symbole dont le sens profond relevait de ce type d'enseignement intérieur réservé et secret tant les traces doctrinales le concernant sont, malgré sa présence récurrente dans les graffiti, presque inexistantes, et sa représentation dans l'iconographie "officielle" on ne peut plus laconique. Son caractère purement géométrique facilitait je crois, la dissimulation nécessaire du sens profond dont il était porteur. 

La singularité parfaite du site de Lavaufranche est à cet égard témoin du silence quasi-complet jeté sur certaines pratiques, au sein d'un ordre à la fois monastique et militaire qui, à l'instar des Templiers, dut posséder lui aussi une doctrine toute intérieure qui ne pouvait manquer à mon avis qu'être semblable chez tous les ordres militaires de Terre Sainte, puisque leur statut et leur vocation étaient identiques. C'est je pense en ce sens qu'on peut valablement comprendre certains propos de l'alchimiste Bernard de Trévise oeuvrant à Rhodes au XVe siècle, lorsqu'il affirma qu'il avait retrouvé chez les Hospitaliers la tradition secrète de l'ordre du Temple (20). Je ne crois pas que cela implique fondamentalement une quelconque notion de filiation historique, fruit d'une transmission après la dissolution du Temple, comme l'interprètent généralement les tenants d'un "templarisme" étroit (21), mais d'une communauté de pratiques qu'il connut chez les Templiers et qu'il retrouva chez les Johannites. On trouve d'autre part des preuves certaines d'une spiritualité des plus actives chez ces derniers dans le fait que l'ordre engendra nombre de saints, de saintes, et même quelques papes, phénomène que l'on serait par ailleurs bien en peine de relever chez les Templiers (22). Mais plus encore en témoigne l'union matérielle et spirituelle de l'ordre avec la communauté laïque des Amis de Dieu de Rulman Merswin au couvent de l'Ile Verte à Strasbourg au XIVe siècle, l'une des manifestations les plus éloquentes d'une vocation toute intérieure au Moyen Age, chevalerie spirituelle ainsi que l'a justement définie Henri Corbin (23) destinée à servir de refuge à ce qui restait d'esprits religieux sincères de quelque horizon qu'ils viennent dans d'une "cité" chrétienne marquée par le Grand Schisme, en pleine dissolution devant l'incapacité qu'elle avait de se réformer, cité dont Rulman Merswin stigmatisera la déchéance des trois "ordres" et de toutes leurs composantes dans son "Traité des neufs rochers" (24). Ce texte ainsi que les autres écrits spirituels et les annales de la communauté furent justement collectés et conservés par les frères hospitaliers dans cette véritable "sauveté" que constitua le couvent johannite de l'Ile-Verte, qui, à l'instar du cloître ainsi que le définit l'ancien monachisme (25), constitua véritablement semble-t-il pour ces "amis secrets" animés du seul désir de Dieu, une image fidèle et une parfaite préfiguration de la Cité Céleste eschatologique, but ultime de toute ascension spirituelle.

 

 

 

NOTES

 

(1) Philippe de Mézières, Songe du vieux Pèlerin, livre second, chapitre 110 (cf. bibl.).

 

(2) Cf. sur ce blog: "La pierre du songe ou l'invention de la triple enceinte".

 

(3) Cf. sur ce blog: "Chinon, un testament imaginaire".

 

(4) Cf. sur ce blog: "La triple enceinte comme symbole architectural".

 

(5) Raymond VI de Toulouse (1195-1222) soutien des Cathares, plusieurs fois excommunié, était pourtant associé aux Johannites et souhaita se faire inhumer en terre hospitalière. Il fut adoubé par l'ordre à l'article de la mort et reçut d'eux une sépulture dans un verger attenant à leur cimetière, bien qu'il fût encore en état d'excommunication.19 ans après, la dernière enquête de réhabilitation ne lui accorda pas la grâce du mort et ses ossements furent dispersés, tandis que l'hôpital conserva le crâne afin de satisfaire au testament du comte sans contrevenir à l'arrêt du pape (cf. Muraise, p. 36).

 

(6) Il s'agit de la première commanderie de ce qui deviendra la Langue de France, celle de Villedieu-les-Poêles (Manche), érigée vers 1170.

 

(7) Les hôpitaux johannites n'accueillaient pas les lépreux, même ceux de leur propre ordre. On confiait le sort de ces "malades de Dieu" aux Hospitaliers de Saint-Lazare qui constituèrent eux-aussi un ordre militaire mais qui, contrairement aux autres ordres de Terre sainte, demeura sous la dépendance de l'église d'orient et du Patriarche grec Melkite de Jérusalem. Les Hospitaliers de Saint-Lazare reçurent en 1154 du roi Louis VII son château royal de Boigny, près d'Orléans, qui devint le chef de l'ordre après son départ de Terre Sainte.

 

(8) Cf. sur ce blog: "La triple enceinte comme symbole architectural".

 

(9) L'épitaphe aujourd'hui détruite fit l'objet d'une lecture fautive au début du XVIIe siècle, attribuant au personnage le nom de "Jehan Grimeau". L'inscription, d'après les visiteurs de l'époque, en faisait par ailleurs

l'édificateur de la maison de Lavaufranche en 1400, ce qui est impossible (cf. note 10), et le commandeur. (Cf. Andrault-Schmitt, p. 214).

 

(10) La commanderie fut donc fondée à la fin du XIIe siècle puisque selon l'usage monastique, la construction de la chapelle précédait immédiatement  l'érection du couvent. Le donjon lui est contemporain et des agrandissements furent effectués à la fin du XIVe siècle-début XVe siècle (Cf. F. Mousson).

 

(11) C'est la thèse de Francoise Mousson. Elle pense avoir pu déchiffrer partiellement l'inscription, qui contiendrait le mot "pour".

 

(12) Cf. sur ce blog: "La marelle de Suèvres est-elle une triple enceinte"?

 

(13) Cf. sur ce blog: "Les pierres du songe ou l'invention de la triple enceinte" pour la bibliographie.

 

(14) Pierre Villedieu, Villefranche-sur-Cher, à propos d'un cachet d'occuliste romain trouvé au XIXe siècle, dans Bulletin de la Société d'Art, d'Histoire et d'Archéologie de la Sologne, N° 91, janvier 1988.

 

(15) Le Grand Prieur de chaque Langue organisait des tournées d'inspection périodiques dans les commanderies placées sous ses ordres, à son initiative où à la demande d'un commandeur. Lavaufranche et Villefranche relevaient donc d'un même chef qui fut, à la fin du XVe siècle, la commanderie de Bourganeuf non loin de Lavaufranche. Il est à noter également que Charlotte d'Argouges, veuve de Philippe du Moulin qui fit figurer une "triple enceinte" sur son château à cette même époque, acquit des terres au début du XVIe siècle au Lyot, commune de Langon qui relevait de plusieurs seigneuries dont celle des Hospitaliers de Villefranche puisqu'ils tenaient aussi d'Hervé de Vierzon des possessions en ce lieu proche de la commanderie. Il est utile de rappeler pour notre étude (et faire également écho à la précédente) que l'Hôpital était un ordre nobiliaire qui entretenait évidemment des relations étroites, dans les combats outremer bien sûr mais aussi en Europe-même, avec les seigneurs, princes et  rois de la chrétienté, donc la couronne et la cour des Valois, traitant d'égal à égal avec ces derniers à travers son Grand Maître qui était prince souverain de Rhodes. En tant qu'ordre monastique, ils en furent d'autre part les très larges bénéficiaires, recevant de la noblesse en guise d'aumônes l'essentiel de leurs biens fonciers.

 

(16) Cf. http://juegosdetablerosromanosymedievales.blogspot.com

 

(17) Traduction de Françoise Coursaget, p. 39 (Cf. bibl.).

 

(18) Traduction de Alain de Libera, sermon N° 52, p. 354 (Cf. bibl.).

 

(19) Chapitre VI, pp. 57-58 (Cf. bibl.).

 

(20) Corbin, chapitre 3 p. 394 (Cf. bibl.). La tradition alchimique assigne au Trévisan (1406-1490) deux séjours dans l'île, en 1468 et en 1490, où il décèdera. Elle y signale d'autre part le passage de Georges Ripley (1450-1490) après 1477 où il se serait livré à l'art d'Hermès en compagnie de chevaliers et d'adeptes après un voyage en orient. Enfin la légende assure que Paracelse (1493-1541) y aurait rencontré le Grand Maître Philippe de Villiers de l'Isle Adam durant le siège de l'île par Soliman le magnifique après 1521 (cf. Arnold Waldstein, L'alchimie, Paris, 1987).

 

(21) le "templarisme" est une sorte de vue fantasmée de l'ordre du Temple élaborée dès la naissance de la Franc-maçonnerie francaise dans la première moitié du XVIIIe siècle (au départ d'ailleurs non dans son sein, mais dans les gazetins parisiens), qui consiste à assigner systématiquement à toute manifestation d'un "ésotérisme" au Moyen Age une source templière, en raison des révélations bien connues qui furent faites au cours de leur procès. Cette exclusivisme, qui n'est fondé sur rien d'autre que, d'une part, des pétitions de principe qu'une lente maturation à travers une littérature très abondante au cours des années ont rendus "traditionnelles", et d'autre part parfois sur un anti-catholicisme romain, voire un anti-papisme inconscients, fut relayé par l'occultisme du XIXe siècle, avant de recevoir un sceau définitif au sein des milieux de l'ésotérisme, et de là, dans le grand public au XXe siècle, par son assomption par le métaphysicien René Guénon. On ne s'étonne donc plus aujourd'hui de voir énoncer chez certans auteurs pourtant sérieux, à propos d'un passage du célèbre discours de Ramsay de 1737 prononcé en loge à la naissance de la Franc-Maçonnerie francaise et qui eut tant d'impact sur le développement des Hauts-grades, où il est dit explicitement que cette dernière tira son origine d'une union avec les Hospitaliers de Saint-Jean-de-Jérusalem, l'interprétation selon laquelle il s'agirait d'une façon dissimulée de parler... des Templiers (cf. Patrick Négrier, Textes fondateurs de la tradition maçonnique, Paris, 1995, pp. 320-321). Sans préjuger évidemment de la véracité historique des propos de Ramsay, il n'y a à mon sens véritablement aucune raison objective de croire, à moins d'être à priori convaincu du contraire selon l'idéologie énoncée plus haut, qu'il ait voulu dire autre chose... que ce qu'il a dit.

 

(22) L'Hôpital comptera neuf saints et bienheureux et trois saintes. On verra sortir de ses rangs deux papes et quatre cardinaux (cf. Muraise, p. 53; Galimard Flavigny, annexes 11 et 12).

 

(23) Corbin, chapitre III (Cf. bibl.).

 

(24) La première partie du Traité est suivie d'une description allégorique de l'ascension spirituelle 

de "l'homme" (qui ne semble être autre que Rulman Merswin lui-même) sous la direction de "la présence" (le Christ), sur une montagne faite de neuf rochers, s'achevant par une vision très brève de l'Origine de toutes choses. Cependant le symbolisme de la Cité céleste n'y est pas spécialement évoqué.

 

 

 

BIBLIOGRAPHIE

 

 

Ce travail est, pour ce qui concerne la documentation concernant la commanderie de Lavaufranche, essentiellement redevable à Françoise Mousson: La commanderie de Lavaufranche, mémoire de maîtrise d'histoire de l'art et d'archéologie, université de Clermont-Ferrand, faculté des lettres et sciences sociales, année 1981; 162  p. dactylographiées + 1 volume de planches, Archives Départementales de la Creuse, 104 J2.

 

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