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"Au court jeu de tables jouer
Amour me fait moult longuement:
car tousjours me charge garder
le point d'actente seulnient...
Je suis pris et ne puis entrer
Où point ne désire souvent;
dieu me doint une fois gecter
Chance qui soit aucunement
A mon propos..."

Charles d'Orléans.

Depuis les travaux qui ont mené à la rédaction de ma précédente étude sur l'interprétation de la "triple enceinte"
(Cf. La triple enceinte comme symbole architectural), il m'a paru établi (peut-être à tort?) que la figure appelée "triple enceinte" depuis le début du XXe s., utilisée par ailleurs de longue date comme tableau de jeu, était en fait, au Moyen Age, une représentation schématique de la Cité céleste biblique , et dans ce sens particulier, constituait un symbole en usage dans la charpenterie. La question se posa à la fin de cette étude d'une possible utilisation du symbole dans d'autres cercles professionnels que ceux de la construction, mais resta quelque peu en suspens, puisque la réponse réclamait des développements qui dépassaient l'objet que je m'étais fixé. Je me propose donc dans ce nouveau texte d'aborder longuement ce point, en me limitant toutefois, comme je l'avais annoncé, aux cercles intéressés par l'édification, l'usage et la défense des lieux fortifiés, autrement dit les gens de guerre et plus précisément, les milieux nobiliaires. La Cité céleste ayant parfois dans l'exégèse médiévale un sens restreint de "forteresse", et puisque certains graffiti de "triples enceintes"en association avec des arcs schématiques pourraient laisser supposer que leurs auteurs furent effectivement des militaires, j'en conclus qu'une telle hypothèse méritait d'être étudiée. Je ne développerai pas ici la supposition déjà formulée (en premier lieu par B. Edeine) d'une éventuelle valeur protectrice ou prophylactique de la "triple enceinte", puisque ce sens essentiellement "magique", s'il était par ailleurs confirmé par la documentation, ne pourrait de toute évidence être vu que comme une corruption du sens initial qui lui, ressort sans conteste (bien qu'indirectement) des textes et de l'iconographie exégétiques de l'époque. Il importera en final de montrer que ce sens premier n'était pas inconnu au moins de certains milieux nobiliaires et que l'usage ludique des diagrammes n'était pas exclusif d'une connaissance, même superficielle, de leur contenu.

On sait que les jeux de marelles à main, sous leurs diverses formes, étaient très en vogue à la fin du Moyen Age. Rien cependant ne permet de laisser penser qu'ils furent, à l'instar des échecs, plus ou moins réservés aux classes dirigeantes, même si celles-ci s'y adonnèrent avec passion et en firent, nous le verrons, un jeu de cour. Tandis qu'ils disposaient peut être de boîtes de jeux ouvragées (les seules qui nous sont conservées sont tardives et datent surtout du XVIe siècle), le menu peuple se contentait de graver ses tabliers sur toutes sortes de supports, et surtout en tous lieux, puisqu'on les retrouve sur les bancs de pierre des églises médiévales (en Italie notamment) ou même en pleine nature, sous forme de graffiti sur des roches, sans doute par le fait de bergers désoeuvrés, puisque la marelle en forme de "triple enceinte" était encore appelée au XXe s. "jeu du berger" dans certaines régions de France. L'abondance et la diversité des lieux où figurent de tels tableaux géométriques, gravés horizontalement et donc ne laissant ainsi aucun doute sur leur destination, témoigne assez de la diffusion des jeux de marelle par le passé, et donc au Moyen Age finissant, période qui nous intéresse ici. Il est difficile d'apprécier la valeur symbolique attribuée à ces diagrammes de jeux par leurs utilisateurs, tous états confondus et sans faire aucune distinction. Car les documents font défauts, et de plus, ne sont évidemment pas égaux: l'histoire est écrite par les classes dominantes, donc lettrées, et si l'on sait quel contenu symbolique et quel sens éducatif revêtait par exemple le jeu d'échecs pour la classe noble à partir du XIIIe s.(comme nous le verrons plus loin), nous ignorons tout des idées que le peuple se faisait des jeux qu'il pratiquait. Ce que l'on sait en somme d'après les moralistes du temps, c'est qu'on s'y ruinait, qu'on y blasphémait et que tout ça se terminait parfois en rixes; toutes choses donc qui mettaient en péril le salut de l'âme et qui motivèrent, de la part des autorités religieuses ou laïques, anathèmes et interdits successifs.


JEUX DE COMBAT, JEUX COURTOIS

Les documents dont nous disposons concernant les jeux de "table" touchent la noblesse, c'est-à-dire les gens de guerre, sujet qui nous intéresse principalement ici. On sait par ses comptes que le duc Charles d'Orléans (1394-1465), également comte de Blois, était, outre le poète que nous connaissons encore aujourd'hui, grand amateur d'échecs, de tables (aujourd'hui appelées tric-trac) ou de marelles. Il pratiquait les échecs journellement avec ses familiers et les gens de son service, et jouait de tout, en toutes circonstances et en tous lieux: dans son château de Blois, dans ses maisons de plaisance, durant ses déplacements même lorsqu'il voyageait par bateau, comme le révèlent encore les comptes (1). Sa troisième femme Marie de Clèves suivait cette habitude, jouant fréquemment à son tour avec son intendant Guiot Pot ou son domestique. Charles était si passionné qu'il financa le séjour à Blois d'un joueur d'échecs professionnel d'origine lombarde, Juvenal negro, dont il fut le partenaire acharné. Il avait en fait de qui tenir: son propre père, Louis d'Orléans, qu'il connut assez mal puisque ce dernier mourut assassiné par ordre de Jean-sans-peur en 1407, avait été lui-même un joueur invétéré qui, dit-on, dilapidait sa fortune la nuit sur les tables de jeu tandis qu'il vivait en parfait dévôt le jour; et il semblerait qu'il en ait bien été ainsi de toute la haute aristocratie. Si l'on sait que le jeu d'échecs était un jeu principalement nobiliaire, on sait aussi que toutes sortes de jeux de "table" étaient depuis longtemps pratiqués dans les cours, dont les diverses sortes de marelles dont on voit précisément les diagrammes sur les murs des châteaux de la même époque. En témoigne le célèbre Livre des jeux (El libro de ajedrez, dados et tablas) écrit au XIIIe siècle par le roi de Castille Alphonse X le Sage. L'ouvrage richement illustré présente en plans les divers tableaux de jeux du moment, et les marelles (alquerque) y figurent naturellement en bonne place (Fig. 1).

marelle-alphonse.JPG

Fig. 1: tablier de marelle à neuf pions, miniature du Traité des jeux d'Alphonse X le Sage, XIIIe s.
(source: http://games.rengeekcentral.com/F93R.html)

Un autre manuscrit dont nous allons maintenant parler plus longuement vient confirmer le goût de Charles d'Orléans pour les jeux de "table", puisqu'il s'agit de son propre manuel de jeu, annoté de sa main et timbré de ses propres armes, ouvrage consultable encore aujourd'hui à la Bibliothèque Nationale (ms. Lat. 10286). Diffusé sous le nom de Bonus Socius, le texte est inspiré de manuscrits arabes antérieurs et connut plusieurs traductions en français (dialecte picard) a
u XIVe siècle, date de l'exemplaire du comte de Blois. Ce n'est pas un traité des jeux mais il contient plusieurs recueils de "problèmes" ou de "fins de parties", à la manière des problèmes d'échecs connus encore aujourd'hui. Le volume comprend trois recueils qui traitent donc successivement des problèmes d'échecs, de tables et de marelle. L'auteur de la première partie, qui fut écrite à la requête de joueurs nous dit-on, nous est connu puisqu'il s'agit du lombard Nicolas Nicolaï, peut-être médecin de son état, qui vécut au XIIIe siècle.  Le goût du comte de Blois pour les jeux ne pouvait manquer, ainsi qu'il était d'usage à l'époque, de se doubler d'un goût égal pour les images et les histoires symboliques, et le manuscrit du Lombard en témoigne: le volume comporte en ouverture une grande miniature sur fond d'or à deux compartiments; l'un, supérieur, renferme une scène de bataille; l'autre, inférieur, représente un chevalier jouant avec une dame. Elle  illustre une histoire de l'origine des échecs telle que la rapporte Nicolaï, origine courtoise c'est à noter, c'est-à-dire chevaleresque et nobiliaire (Charles d'Orléans fut, rappelons-le, fait chevalier la veille de la bataille d'Azincourt), où guerre et amour se mêlent: ainsi durant le siège de Troie (2): un chevalier et son amie observant les mouvements de la bataille opposant les Grecs aux Troyens, établirent les règles du jeu d'échecs suivant les divers mouvements des forces en présence. La cité détruite, le chevalier et sa Dame regagnèrent leur pays d'origine, la Lombardie, et répandirent le jeu dans toute la région. C'est pourquoi les Lombards furent réputés être les meilleurs joueurs du monde (et Charles d'Orléans tentera, nous l'avons vu, d'en faire lui-même l'expérience). Nicolaï conseille par ailleurs à tous les gens nobles d'étudier les échecs, et rappelle que c'est un jeu d'amour puisqu'il vint premièrement de l'amour d'un amant et de sa Dame. le jeu d'échecs ainsi conçu, Nicolaï le décrit encore comme un combat où toute la société est représentée. Cette idée est bien de son temps, et le recueil de Charles en témoigne: aux trois recueils "pratiques" s'adjoint en effet un dernier livre, un traité célèbre en son temps qui témoigne de la valeur emblématique attachée au jeu d'échecs au  XIIIe siècle, date de sa première rédaction. Il s'agit du livre des échecs moralisés de Jacques de Cessoles, traduit en français par Jean de Vignay. Il a déjà été question de cet ouvrage dans mon étude citée en introduction de ce texte. Je me bornerai donc à noter, pour ce qui nous intéresse ici, que le caractère allégorique du jeu d'échecs (pièces et tablier), dans une visée pédagogique (il est destiné à l'éducation des nobles), y est clairement affirmé et développé. La présence d'un tel ouvrage dans le recueil de Charles d'Orléans, qu'il fit sans doute relier lui-même à la suite de son "manuel " de jeu puisque ses armes figurent dans la capitale initiale du manuscrit, dit assez qu'à son époque, les aspects spirituels (ici éthiques) d'une chose triviale, n'étaient pas séparés de cette chose même, comme, en somme, l'esprit n'était pas séparé du corps. 
Pour en revenir aux recueils de jeux proprement dit qui forment la majorité du "manuel" de Charles d'Orléans, et pour en achever la description, on peut noter que ceux qui suivent le manuscrit de Nicolaï ne sont pas de sa main. L'un et l'autre ont cependant la même destination: offrir en guise d'exercice à la sagacité du joueur des "problèmes" à résoudre, illustrés comme précédemment par des miniatures. Le dernier, qui concerne le jeu de marelle à neuf pions ("triple enceinte") ne dit évidemment rien d'autre que les précédents, et  si les pièces du jeu s'y nomment la lune, l'étoile, le rond, le carré, la croix, l'écu, c'est que ces distinctions permettent d'identifier les pièces dans le texte, et ont un caractère purement descriptif.
S'il est évident que Charles d'Orléans avait présent à l'esprit (comme d'ailleurs la noblesse de son temps puisque les Echecs moralisés étaient largement diffusés) le caractère symbolique du jeu d'échecs, qu'il pratiquait rappelons-le tous les jours, en était-il de même du jeu de marelle à neuf pions, et surtout de son tableau? Aucune preuve formelle et directe ne vient répondre à cette question, mais on peut toutefois affirmer qu'une interprétation anagogique du diagramme de jeu de marelle sur lequel il aimait tant jouer ne lui était peut-être pas inconnue; et que d'autre part, les milieux nobiliaires des XIVe et XVe siècles liés à la couronne des Valois, usaient parfois de ce même diagramme comme d'un symbole, dont on peut supposer que le sens n'était pas très différent de celui que nous avons tenté d'établir dans une précédente étude. 


LA "TRIPLE ENCEINTE" A LA COUR

Un peu plus d'un an après la mort de son père Louis d'Orléans (1336-1407) et seulement six jours après le décès de sa mère Valentine de Milan (1368-1408), Charles d'Orléans, aîné de la famille, est émancipé par lettres royales données à Tours le 10 décembre 1408, soit à l'âge de 14 ans. Il devient ainsi chef des Orléans et responsable de sa soeur Marguerite (1404-1466 ou 1468), qui épousera Richard de Bretagne fils du duc Jean V de Montfort et comte d'Etampes, et de ses trois frères Jean (1459-1496) futur comte d'Angoulême et seigneur de Romorantin, Philippe (1396-1420), futur comte de Vertus et Jean "bâtard" (1402-1468), futur comte de Dunois, célèbre capitaine qui assura la défense d'Orléans et fut aux côtés de Jeanne d'Arc (1429). En sa qualité d'aîné, Charles recueille par héritage le duché d'Orléans et, ce qui nous intéresse ici, le comté de Blois (3). Après son retour de vingt-cinq ans d'emprisonnement en Angleterre (il avait été fait prisonnier au désastre d'Azincourt), et par suite de l'échec de sa campagne militaire en Italie en revendication des droits sur le duché de Milan hérité de sa mère Valentine Visconti (1446-1447), Charles se retire dans son comté de Blois dont il ne sortira pratiquement plus, ne s'occupant, au milieu des fastes de sa cour, que de la gestion de ses biens, de sa bibliothèque, enrichie des ouvrages rapportés d'Angleterre, de joutes poétiques et courtoises (qui virent s'exercer entre-autres les ducs de Nevers, d'Alencon et d'Etampes) et bien entendu, de jeu. Or, c'est précisément dans ce même comté (ou à ses frontières) et, rappelons-le, dans le sillage des Valois, qu'on trouvera, en cette fin de Moyen Age, de rares expressions architecturales d'une conception symbolique du jeu de marelle. En premier lieu sur le logis de briques d'un personnage d'une importance devenue considérable à force de volonté et de batailles, Philippe du Moulin. 
L'homme est né pense-t-on vers 1430 (4), soit durant la captivité anglaise de Charles d'Orléans, d'une famille assez obscure de propriétaires terriens détenteurs d'un franc-alleu (c'est-à-dire une possession qui n'est tenue en fief de personne) sur les terres de Lassay, à proximité de Romorantin (5). A cette époque, la charge de la défense de la maison d'Orléans et de ses possessions n'est plus assurée (en remplacement de Charles prisonnier) par Philippe de Vertus, puisqu'il est mort de la peste en 1420 à Beaugency. C'est donc Jean "bâtard", frère bien aimé du duc, qui remplit cet office, et se trouve donc à assumer le comté de Blois. Cette charge lui sera retirée en 1439 en échange des comté de Dunois et vicomté de Châteaudun; et en 1440, Charles d'Orléans libéré foulera de nouveau le sol français. On ne sait si Philippe du Moulin l'accompagna dans sa campagne d'Italie en 1447, c'est à dire environ à l'âge de 17 ans (6). C'est tout à fait possible, l'âge de la majorité d'un garçon étant, à cette époque, fixée à 14 ans, mais non obligatoire, puisque Philippe (à supposer que son père, dont nous ignorons presque tout sauf le nom, fût mort) n'avait légalement aucun suzerain et ne tenait sa terre que de lui seul. Cette position, ainsi certainement que sa bonne fortune, auront quarante ans plus tard pris un nouveau tour: Philippe (on le nomme encore "écuyer") rendra alors foi et hommage à Charles d'Angoulême ((1459-1496) seigneur de Romorantin, fils de Jean d'Angoulême (qui fut lui-même prisonnier des Anglais durant 33 ans) et neveu de Charles d'Orléans (également futur père de François 1er), entreprenant  d'édifier son propre château, un peu à l'écart de la demeure familiale. On pense qu'il participa à la guerre folle (1485) aux côtés d'Anne de Beaujeu (1446-1522) contre les princes rebelles, durant la régence qu'elle exerca pendant la minorité de son frère Charles VIII. Il dut en être ainsi car dix ans plus tard, son désormais suzerain Charles d'Angoulême l'autorisa à fortifier son château et lui accorda le droit de haute et basse justice, privilège considérable, en raison des services rendus au roi et à lui-même. Il semblerai donc que la présence de la cour des Valois en Touraine, en Blaisois et dans la Sologne ainsi que ses hauts faits de guerre aient permis à Philippe une ascension exceptionnelle, ce qu'il exprimera dans la devise qu'il fit graver sur la porte d'entrée de son château : A DEO ET VICTRIB ARM (A deo et victribus armis), c'est à dire "Avec l'aide de Dieu et aux armes victorieuses". Il fit orner le logis de briques de son château de deux diagrammes de marelles: une "triple enceinte" et une "marelle simple" (figures qui rappelons-le, sont fréquemment associées dans les graffiti) sans doute dans les années 1480, c'est à dire avant la construction des fortifications (Fig. 2).

te-le-moulin.JPG

Fig. 2: "Triple enceinte" du château du Moulin, XVe siècle (source: Le journal de la Sologne
n°49, juillet 1985).


Or deux nouvelles constructions de briques, ornées également chacune d'une "triple enceinte", verrons également  le jour à la fin du XVe siècle et, ce qui est remarquable, dans la zone géographique qui nous intéresse. Tout d'abord, en relation directe avec la cour royale, le château de Gien, à quelque distance d'Orléans, bâti par Anne de Beaujeu soeur de Charles VIII, pour laquelle nous l'avons vu Philippe du Moulin combattit; puis curieusement une construction modeste, que l'on sait avoir été une ancienne auberge au XVIe siècle, à la Ferté-Avrain (aujourd'hui Ferté-Beauharnais) en Sologne, à peu de distance du château du Moulin (Fig. 3).

te-la-ferte.JPG

Fig. 3: "Triple enceinte" de l'auberge de l'Ecu de France à la Ferté-Beauharnais, XVe siècle (Photo de l'auteur).

Charles d'Orléans grand amateur de "mereles" aurait certainement apprécié, mais il n'était évidemment plus de ce monde. Mort en 1465, il laissa le comté de Blois à son fils Louis, qui, devenu en 1498 roi de France sous le nom de Louis XII, rapprochait ainsi le comté de la couronne, cette même couronne que Philippe du Moulin servit avec acharnement. Ce dernier s'illustra bien sûr dans les campagnes militaires de Charles VIII , en Guyenne, en Bretagne et surtout en Italie pour la reconquête du royaume de Naples, et sauva même, ainsi que le rapportent les chroniqueurs, la vie du roi à la bataille de Fornoue (1495). Il y fut d'ailleurs fait chevalier, mais ce ne n'était que le moindre de ses titres puisque sa pierre tombale, toujours visible à l'église de Lassay, nous révèle qu'il était à sa mort (1506) conseiller et chambellan ordinaire du roi Louis XII, et qu'il était noble. Il semble donc indiscutable que les diagrammes de marelles revêtaient, dans la haute noblesse et spécialement à la cour des Valois au XVe siècle, un sens symbolique certain, et de plus suffisamment important pour pour qu'on les fasse figurer sur des bâtiments de prestige (7). Je ne retiendrai pas ici la théorie selon laquelle la "triple enceinte" du Moulin  pourrait constituer une arme parlante, ainsi qu'il était d'usage à l'époque. Je me suis déjà exprimé sur cette question dans l'étude citée plus haut, à laquelle je convie le lecteur de se reporter, tout en ajoutant que l'appellation de "moulin" donnée aux  marelles à main en Sologne et ailleurs, encore au XXe siècle, n'est attestée par aucun texte de l'époque qui nous concerne ici. Il est enfin remarquable de constater que le Loir-et-Cher actuel possède d'autres sites en rapport avec la "triple enceinte", et qui sont donc compris dans dans cette même zone géographique appartenant à l'ancien comté de Blois ou proche de ses frontières, et pour certains, en relation directe ou indirecte avec les Valois-Angoulême. Je me contenterai de les citer, accompagnant cette nomenclature de brèves  remarques intéressant cette étude. "Triple enceinte" et "marelle simple" ont ainsi été relevées sous forme de graffiti sur les murs de l'église Saint-Aignan de Billy (XIe s.-XVes.), au nord de Selles-sur-Cher, à très peu de distance de Romorantin. On peut noter pour mémoire que Jehan de Billy était veneur du comte de Blois Louis d'Orléans (Fig. 4).

te-billy.JPG


Fig. 4: graffiti de l'église de Billy (relevés: J. M. Lorain. Source: Patrimoine de notre commune
n° 24).


Autres graffiti de "triples enceintes" au château de chambord (XVIe s.), à l'entrée des appartements de François 1er (fils de Charles d'Angoulême rappelons-le): deux figures présentent un dérivé fréquent dans les graffiti, avec l'adjonction de diagonales. Enfin, on trouve une nouvelle "triple enceinte" graffitée sur la facade occidentale de l'église St-Aignan de Lanthenay (XIIe-XVIe s.), ancienne commune jouxtant Romorantin et qui lui est aujourd'hui rattachée. Toujours en Sologne, on peut citer les étranges structures de pierre de Choussy, sur lesquelles je ne m'étendrai pas puisqu' elles ont été examinées en détail sur ce blog (Cf. Les structures de Choussy) et dont on peut dater avec un minimum de vraisemblance l'utilisation (sinon la construction) vers les XIVe-XVe siècles. Proche de Blois, le long de la Loire, il faut bien sûr mentionner la gravure de "triple enceinte" de la pierre de Suèvres, que je crois médiévale, sujet qui a été lui aussi traité sur ce blog (Cf. La pierre du songe ou l'invention de la triple enceinte et La marelle de Suèvres est-elle une triple enceinte?) (8). Et pour finir, citons la "triple enceinte" gravée à la base d'un contrefort du XVe siècle de l'Eglise de Ste-Gemmes (XIIe s.), près de Vendôme, sur une pierre qu'on pense peut-être à tort être de réemploi. L'église, sous les vocables de Ste Gemmes et St Gilles était le siège d'un prieuré relevant de l'abbaye de Marmoutiers. La seigneurie de Ste-Gemmes appartenait d'ailleurs aux moines, qui étaient feudataires du comte de Vendôme, c'est-à-dire de la maison royale de Bourbon-Vendôme titulaire du comté depuis 1403. On peut noter pour notre étude que le comte de Vendôme partagea la captivité de Charles d'Orléans en Angleterre à la suite de la défaite d'Azincourt.
Ainsi donc, la "triple enceinte" semble décidément intéresser cette zone géographique et politique gravitant immédiatement autour de la cour royale. "Triple enceinte" symbolique puisque n'ayant manifestement (si l'on excepte celle de Suèvres) pu servir de tableau de Jeu. Or, nombre de hauts personnages cités plus haut dans cette étude, et qui ont fait cette cour, on aussi un ascendant commun qui nous ramène sans conteste à l'idée que la "triple enceinte" symbolique était bien un concept en vigueur dans ce milieu de la plus haute noblesse, et que ce concept était d'origine religieuse. Je veux parler ici du roi Charles V (1338-1380) (9), dit le roi Sage parce qu'il était savant et lettré (comme d'ailleurs beaucoup de ses descendants), et qu'il fonda la librairie royale du Louvres, ancêtre de notre Bibliothèque Nationale. Charles d'Orléans et son frère Jean se disputèrent d'ailleurs ses livres lorsqu'ils furent mis en vente à Londres par le duc de Bedford. On trouve dans deux inventaires de ses biens, effectués respectivement en 1380 et 1420, qu'il a possédé "Ung très petit reliquaire d'or en façon d'un eschicquier d'un costé et de merelier d'autre (10)"; ce qui dit assez la valeur particulière attachée à ces tableaux de jeux à cette époque, valeur entendue par certains au moins, dont on peut conclure après ce qui a été dit qu'elle se transmettait aux générations successives et qu'elle ne pouvait être en contradiction avec le caractère sacré d'un reliquaire. 


CITE TERRESTRE, CITE CELESTE

Ces notices d'inventaire sont laconiques on le voit et ne précisent pas exactement quel type de marellier orne  le reliquaire royal. Reproduit-il la forme d'une "triple enceinte" ou d'une "marelle simple"? Je crois, malgré évidemment l'absence de toute preuve concrète, que l'on peut, sans trop d'erreur pencher pour la première solution, hypothèse que je vais tâcher de justifier ici.
Le sens symbolique de l'échiquier à  l'époque de Charles V nous est bien connu, il nous est révélé par les textes nous l'avons vu. Il est d'ailleurs bon de préciser que le manuscrit de Jacques de Cessoles  fut l'objet d'une très large diffusion dans toute l'Europe. Il eut de nombreuses adaptations ou inspira d'autres traités jusqu'au XVe siècle. Ill fut par exemple adjoint à plusieurs versions du Libvre du bon Jehan duc de Bretagne écrit par le chanoine breton Guillaume de St-André pour le duc de Bretagne Jean V, sous le règne de Jean II qui fut père de Charles V, mais sous une forme versifiée. Il n'est pas au XVe siècle encore, de bibliothèque princière qui n'en possédât au moins un exemplaire. Il eut un impact considérable, et on peu tenir comme acquis qu'il inffluenca et modela profondément la conscience aristocratique. L'échiquier y représente donc la cité terrestre, celle que les rois, les princes et l'ensemble de la noblesse sont précisément chargés de gouverner; cité allégorique car, précise Jacques de Cessoles, elle signifie aussi tout le royaume, et au-delà, le monde lui-même. Nous avons vu également que, selon une hypothèse que je crois confirmée par l'exégèse architecturale répandue encore à  la fin du Moyen Age, la "triple enceinte" est une représentation schématique de la Cité céleste, construite par Dieu et lieu de sa "résidence", archétype qui trouve son expression scriptuaire et prophétique dans le Temple-ville de la visison d'Ezéchiel et  la Jérusalem céleste de l'Apocalypse de Saint jean. Si l'on retient donc mon hypothèse de départ, on ne peut manquer de constater que cette dialectique des deux tableaux de jeu prend sens, celui des deux cités, terrestre et Céleste, cosmologique et métaphysique, traduites géométriquement sur le reliquaire de Charles V sous une forme allégorique et ludique, parce qu'elle est d'abord un topos bien connu de la culture médiévale, dont l'origine pourrait achever d'expliquer la présence conjointe de ces figures d'apparence triviale sur un objet sacré. Ce thème en effet a été développé par Saint Augustin dans sa Cité de Dieu (De Civitate Dei contra paganos), ouvrage majeur qu'il composa dans sa viellesse entre 411 et 427, et qui ne cessera d'être copié et recopié jusqu'à la fin du Moyen Age. On sait d'ailleurs que Charles V en possédait au moins un exemplaire, dans sa traduction par Raoul de Presle. Il y est question de la coexistence et de la lutte entre la cité terrestre et la Cité céleste, dont l'origine se trouve dans la lutte entre les mauvais et les bons anges. Dans la première c'est-à-dire la cité temporelle, type de toutes les cités construites par les hommes, l'homme recherche à tort la paix dans la jouissance des biens du monde. L'iconographie médiévale des miniatures la représente comme une structure circulaire compartimentée, chaque section mettant en scène de façon très anecdotique un vice et la vertu qui lui est contraire, sous la forme allégorique d'activités ou de comportements humains: par exemple, à l'acédie (la paresse), personnifiée par un homme alité, s'oppose la diligence de charpentiers équarrissant ou sciant une poutre. Et c'est bien de lutte de la vertu contre le vice dont il est question dans la genèse et dans la fonction pédagogique et programmatique du jeu d'échecs si l'on en croit Jacques de Cessoles (qui conteste l'origine Troyenne et laïque rapportée par Nicolas Nicolaï): il fut en effet créé par un philosophe (c'est-à-dire en somme, un clerc païen), à la demande du peuple, pour faire aimer la vertu au despote bestial et impie de Babylone, et pour apprendre à la noblesse de la ville à lutter contre le vice d'oisiveté. Babylone est bien le type biblique de la corruption et du péché (on se souvient de la tour de Babel), et l'on voit dans cette métaphore cléricale (Jacques de Cessoles est un Frère Prêcheur) une critique non dissimulée des moeurs de la noblesse et une volonté d'amender ses représentants, qui font trop souvent le malheur de la société dont ils ont la charge par leur incurie, leur violence et leur impiété. Ceux dont le rôle principal est de combattre doivent ainsi avant tout s'affronter eux-mêmes dans le combat intérieur, c'est tout le sens de la pédagogie du jeu d'échecs. Mais derrière ce simple point de vue moral (ou tropologique), il convient à mon sens de chercher un sens plus profond, c'est-à-dire proprement théologique: l'échiquier représente ce monde, au plein sens évangélique, ainsi que l'interprète Jean de Galles, s'inspirant de Jacques de cessoles à la fin du XVe siècle (Communiloqium sive summa collationum, publié à Strasbourg en 1489), c'est-à-dire le monde de la chute où l'homme pécheur est marqué par la division puisque séparé de Dieu. Ainsi pour lui, le quadrillage noir et blanc symbolise la double condition de la vie et de la mort, de la grâce et de la faute, auquel est soumis l'homme chassé du Paradis. C'est donc très généralement de dualité des contraires dont il est question dans l'allégorie du jeu d'échecs, dualité ou division qui marque ce monde et la condition de l'homme: vertu et vice chez Jacques de Cessoles, amour et combat dans la rhétorique courtoise de Nicolas Nicolaï, vie et mort, grâce et faute, mais aussi homme et femme (chevalier et Dame chez Nicolaï), époux et épouse, clerc et laïc, riche et pauvre dans les Gesta romanorum à l'honneur durant tout le Moyen Age, qui s'inspirent aussi de ce thème. Et il est naturel qu'il en soit ainsi puisque la cité terrestre trouve son origine dans les mauvais anges ainsi que le suggère saint Augustin. Le Tentateur n'est-il pas diabolos, c'est-à-dire littéralement celui qui désunit, qui divise? On comprend alors pourquoi, au XVIe siècle encore, Albrecht Dürer fit figurer le diable auprès d'un chevalier, dans sa gravure Le chevalier, la mort, le diable. 
L'échiquier propose donc un modèle cosmologique et sacré, et le jeu d'échecs un modèle d'action licite pour ceux qui sont appelés à organiser et gouverner ce monde de la chute, modèle rappelons-le d'origine cléricale, ainsi qu'il était d'usage au Moyen Age. C"est dans ce sens qu'il convient à mon sens d'interpréter la présence d'un échiquier sur les murs du château de René d'Anjou à Tarascon, dans la salle dite aujourd'hui "des galères". Il est accompagné d'un jeu de tables (tric-trac), lui aussi incontestablement chargé de sens, et surmonté d'une représentation du calvaire, indiquant la nature spirituelle des symboles dont il est question. La salle comporte aussi des représentations très documentées de bateaux et le dessin simplifié d'une forteresse, tous éléments qui indiquent bien que l'ensemble participe de l'allégorie architecturale (11). On peut noter pour mémoire que Charles d'Orléans était très lié au roi René et fut recu dans son chateau alors qu'il était sur le chemin de l'Italie.


DES SYMBOLES ET DES LIVRES

A la cité temporelle, représentée chez Jacques de Cessoles par l'échiquier, s'oppose la Cité éternelle construite par les justes et dans une illustration de La Cité de Dieu traduite par Raoul de Presles pour Charles V, ce sont bien sûr des moines et des clercs qui la bâtissent, sous la direction de l'amour de Dieu personnifié par une femme couronnée. Cette Cité de Dieu domine la cité terrestre dans l'iconographie du temps, lieu de comtemplation cette fois-ci de l'Un, où les âmes vertueuses et victorieuses trouvent la récompense éternelle de leur combat spirituel dans la cité terrestre. Je ne m'étendrai pas plus avant sur le sens exégétique du symbole du Temple-Cité céleste, tel qu'il a été développé par la théologie et spécialement chez les victorins, puisque la question est assez vaste et mérite une étude à part entière que je me propose de rédiger dans un proche avenir. Cette question, qui concerne le sens du symbolisme architectural et géométrique comme théorie et comme pratique spirituelles au Moyen Age touche évidemment de près comme je l'ai dit à l'interprétation de la "triple enceinte", et permettra je l'espère d'éclairer mieux encore la signification profonde et le rôle de cette figure dans l'esprit d'un homme de ce temps. Il me semble donc que l'hypothèse de la coexistence d'un échiquier et d'un marellier de type "triple enceinte" sur le reliquaire de Charles V est une possibilité qui prend, après ce qui vient être dit, tout son sens (12).
Il est certains que Charles d'Orléans n'ignorait pas la tradition exégétique sur laquelle je m'appuie pour interpréter le sens symbolique du diagramme de jeu de marelle. Sa librairie, dont nous connaissons le contenu, témoigne que l'interprétation métaphysique de structures architecturales en forme de "triples enceintes", était connue du comte de Blois et de son père: un inventaire du début du XVe siècle mentionne en effet "L'appostille de maistre Nicole de Lire, en trois grans volumes tous neufs, historiée et enluminée d'or et d'azur, en lettre de forme, toute neufve, a chacun quatre fermouers de cuivre couvers de cuir rouge marqueté". L'ouvrage est illustré, on devait donc y trouver le schéma des parvis et des portes du Temple qui figurent, avec diverses variantes, dans tous les manuscrits de cet ouvrage qui nous ont été conservés, et qui inspira rappelons-le la gravure de la Chronique universelle (1493) dont j'ai parlé dans ma précédente étude. Charles d'Orléans était un prince lettré, grand amateurs de livres, et de plus très pieux comme le rapportent les chroniqueurs. On ne peut ainsi douter qu'il ait lu et peut-être médité les Postilla in Bibliam du Franciscain Nicolas de Lyre, d'ailleurs commentaires standards de la Bible en cette fin de Moyen Age. Il en eut d'ailleurs l'occasion très jeune, puisque son père avait acquis l'ouvrage d'un prêtre nommé Guillaume Daniel  en 1398. Le manuscrit ne quittera la bibliothèque comtale qu'une dizaine d'années après la mort de Charles d'Orléans, en 1477, lorsque sa veuve Marie de clèves le cèdera aux Frères mineurs de blois, ainsi que deux maisons, pour la fondation d'une messe de Saint -Francois et deux messes des morts pour elle-même et pour l'âme de son époux. Certains exemplaires de l'ouvrage présentent même curieusement, en dépit du texte scriptuaire, une illustration où quatre chemins traversent les parvis du Temple, achevant d'identifier cette figure avec notre "triple enceinte" (Fig. 5). 

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Fig. 5: plan schématique des parvis et des portes du Temple, Postilla in Bibliam de Nicolas de Lyre, ms. de la fin du XVe siècle (B. M. Tours, ms. 0054, f° 240. Source:
http://www.enluminures.culture.fr)



Plus encore, et dans le même ordre d'idées, on peut affirmer que Charles d'Orléans n'ignorait pas non plus certaines oeuvres importantes de la tradition victorine, puisqu'est également signalé dans l'inventaire de sa bibliothèque le Liber de Arca Noe d'Hugues de Saint-Victor, où les principes et le sens de l'exégèse architecturale sont très précisément énoncés. L'ouvrage dut d'ailleurs appartenir à Louis d'Orléans: il est en effet orné d'une capitale initiale aux armes des Orléans-Milan. On voit que suffisamment d'éléments concordants viennent confirmer l'hypothèse selon laquelle la "triple enceinte" pourrait bien représenter, pour un homme lettré de ce temps et de ce milieu, la Cité céleste.   
La "marelle simple" dut, elle aussi, posséder un contenu symbolique précis puisqu'on la trouve également représentée sur les murs, au château du Moulin je l'ai dit, mais aussi dans les graffiti, où elle est d'ailleurs souvent associée à la "triple enceinte", ainsi et c'est à noter, que dans l'emblématique héraldique. Seulement dans l'état actuel de mes recherches, je ne puis rien en dire d"achevé, et renvoie donc le lecteur aux observations faites à ce sujet dans ma précédente étude.
On a pu par ailleurs remarquer que d'autres tableaux de jeu ont été susceptibles de recevoir un contenu symbolique, comme nous l'avons vu du jeu de tables des graffiti de Tarascon, jeu que Charles d'Orléans prit d'ailleurs pour thème d'un poème allégorique. Les éléments documentaires faisant malheureusement défaut,  il n'est guère possible actuellement d'assigner à chacun des jeux pratiqués au Moyen Age une signification un tant soit peu précise. On peut se douter toutefois qu'un caractère cosmologique devait leur être globalement attaché (13). Une autre figure fréquemment relevée dans les graffiti en association qui intéresse directement ce qui vient d'être dit mérite par contre qu'on s'y arrête. Il s'agit des représentations de grille orthogonale, en général tracées hâtivement et à main levée, avec une forme générale et un nombre de divisions variables. Leur structure visualise un principe des plus élémentaires de division géométrique d'une surface, qui ne peut  manquer d'évoquer le maillage-même de l'échiquier, c'est-à-dire, en somme le maillage symbolique du monde (14). Le rapprochement semble se justifier parce que la grille est fréquemment représentée en association directe avec la "triple enceinte", par exemple dans le couloir sud-ouest du 2e étage du grand donjon de Loches, où ce couplage est représenté deux fois: sur l'arc de la fenêtre ouest, sur deux pierres contigües, et à la base du mur nord, en face de l'archère sud. On est par ailleurs certains que ces graffiti sont médiévaux, comme tous ceux de ce couloir, ainsi que je m'en suis expliqué dans deux précédentes études. On retrouve donc là cette dialectique Céleste/terrestre (spirituel/mondain) dont il a été parlé plus haut, en lien avec des conceptions géométriques et architecturales ainsi que je l'ai brièvement expliqué dans l'étude qui a servi de base à ce travail. C'est à partir de ce sens général qu'on doit à mon avis interpréter un graffiti resté jusqu'alors obscur, présent sur les parois de l'abri orné de Montonneau à Vayres-sur-Essonne (91), et qui représente une "triple enceinte" encerclée par un quadrillage (Fig. 7). Enfin l'assimilation de ces grilles avec la structure de l'échiquier semble confirmée par un graffiti de la tour Philippe-Auguste de Loches: un maillage orthogonal grossièrement tracé y est est marqué de points, une case sur deux, évoquant  l'alternance des cases noires et blanches de notre tableau de jeu. L'analogie s'arrête là, puisqu'on peut noter que les considérations numériques (nombre de cases) ne semblent pas retenues dans tous les cas, le principe aléatoire de division de l'espace exprimant seul le concept de maillage cosmique (15).

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Fig. 7: "triple enceinte" cernée d'un quadrillage, graffiti de Vaynes-sur Essonne (source: Archéologie en Essonne. Actes de la journée archéologique de Milly-la-Forêt, 18 oct 1997).


QUESTION D'ESOTERISME

Je ne développerai pas ici toutes les conclusions qu'il est possible de tirer des constats qui forment cette étude, et qui permettraient d'éclairer mieux encore ce qu'il est convenu d'appeler la mentalité médiévale.On peut toutefois faire brièvement remarquer une fois de plus, s'il est encore nécessaire, que rares sont les choses humaines qui échappent, à cette époque, aux conceptions théologiques du temps, qui les fonde et justifie leur finalité même qui est la restitution de l'homme échu en ce monde dans sa nature primitive et divine, ce que ne cessent de répéter les théologiens. Quel que soit le degré de participation individuel réel à ce programme, il est évident que cette conception finaliste irriguait presque universellemnt les esprits, consciemment ou non, au moins collectivement, et c'est à mon sens à la seule condition d'admettre pleinement ce principe (si loin évidemment de nos conceptions modernes) que l'on peut interpréter valablement  les signes et les témoignages qui nous ont été transmis. Nous venons en effet de voir que le clergé, conformément à la hiérarchie du temps (souvent d'ailleurs contestée puisque la lutte implicite ou ouverte entre les deux pouvoirs, temporel et spirituel, est une antienne de l'époque) organise l'action et lui donne sens, qui est la primauté de la contemplation sur l'action (s'inspirant en cela de l'Ecriture) c'est-à-dire en somme de la Cité céleste sur la cité terrestre. Chaque activité humaine, même triviale, doit donc trouver sa place par ce programme (bien souvent malmené d'ailleurs) dans un ordre supérieur (en premier lieu manifesté par l'ordre intangible de la société) et  peut devenir le support symbolique d'une participation à ces vérités qui outrepassent le sensible, sinon de leur compréhension pleine et entière, vérités qui bien sûr ramènent toutes à Dieu. C'est donc le mythe, le symbole et le rite qui sous-tendent les pratiques quotidiennes, comme en témoignent entre autres et parfois laconiquement les vestige documentaires présentée et commentés sur ce blog. On ne s'étonnera pas qu'il ne nous soit pas resté de  traces précises concernant la "triple enceinte", sinon des images récurrentes privées de tout commentaire définitivement éclairant sur leur sens, et qu'il faille procéder à une lente reconstitution à partir d'éléments épars pour en apprécier le rôle et le contenu (16). Le silence sur certaines choses qui ne sont pas destinées au plus grand nombre est une pratique habituelle au Moyen Age, touchant des questions matérielles (par exemple d'ordre technique) comme des vérités spirituelles ainsi qu'en témoignent par exemple un Bernard de Clairvaux dans son Eloge de la nouvelle milice au XIIe siècle, ou un Nicolas de Cues dans sa Sagesse de l'Idiot à la fin du Moyen Age. Toute vérité spirituelle n'est pas à mettre entre toutes les mains puisqu'il ne faut pas "jeter des perles aux pourceaux" selon le propre témoignage de l'Ecriture, afin de n'en pas dénaturer le sens intérieur, et en somme de ne pas profaner la Sagesse divine elle-même dont elle découle. Et bien que cette civilisation ne cessera de témoigner d'elle-même par l'écrit, il est évident qu'une transmission purement orale des savoirs dut être bien vivante et dut dans certains cas s'imposer, dans le peuple illettré déjà c'est évident, mais aussi dans les hautes classes de la société comme en témoigne la pratique de l'Art de mémoire héritée de l'Antiquité qui fut très vivace notamment dans les milieux monastiques, et qui connaîtra encore une longue postérité, mieux connue de nos contemporains, au cours du XVIe siècle. 
Il semblerait qu'en ce qui concerne la signification de la "triple enceinte", on ait à faire au moins en partie à une transmission de ce type, si bien qu'on peut raisonnablement parler, au fond, d'ésotérisme en ce qui la concerne, c'est-à-dire de docrine intérieure réservée à un nombre restreint, pricipalement non-écrite même s'il reste des traces documentaires indirectes, doctrine dont le plein contenu nous échappe nécessairement (17). On peut toutefois dire qu'elle était partagée ainsi que nombre d'indices en témoignent, et sans doute avec diverses applications, par certains milieux de la construction et divers individus issus de la classe nobiliaire vers la fin du Moyen Age, dont il serait vain d'ailleurs de vouloir prouver les liens étroits puisque cela tombe évidemment sous le sens:  les uns sont les opérateurs des châteaux, palais, forteresses dont les autres, grands constructeurs comme le furent par exemple Louis d'Orléans ou le duc de Berry, font leur usage principal et obligatoire (18). Le symbolisme constructif est d'autre part un lieu commun de la rhétorique et de la pratique monastique, et va s'ancrer à l'origine même du Christianisme. On voit donc que les trois ordres sont touchés par la question de la "triple enceinte", à divers niveaux, le sens le plus intérieur ou anagogique étant défini par le premier d'entre-eux, les sens le plus extérieurs trouvant diverses applications dans les deux autres. Il n'est pas juqu'au plus petit peuple qui ne participe d'une certaine façon, par l'entremise d'un simple jeu, à cet édifice hiérarchique et trinitaire de la connaissance, reflet de l'ordre cosmique lui-même, ce que pourraient bien traduire géométriquement les trois enceintes successives de la "triple enceinte". 


NOTES (les noms d'auteur renvoient à la bibliographie).

(1) Victor Gay, p. 126.

(2) la mention de cet événement  est sans doute significative pour Charles d'Orléans car l'historiographie de l'époque assignait aux Francs et donc au royaume de France une origine Troyenne.

(3) Louis d'Orléans acquit le comté de Blois ainsi que ceux de Dunois et de Châteaudun de la famille de Chatillon, le dernier possesseur en titre de cette branche ayant perdu son fils unique mort sans enfants. 

(4) Jeanne d'Arc fit bénir son étendard à Saint-Sauveur de Blois le 27 avril 1429. Une tradition orale situe le château primitif de la famille du Moulin à l'emplacement actuel de la ferme du Pont à Lassay. C'est donc là que Philippe serait né, de Jean 1er du Molin ou Mollen, écuyer, seigneur du lieu (actes de 1448 et 1454). B. Edeine a exhumé de nouvelles archives qui ont permis de reconstituer un semblant de généalogie, mais les renseignements sont très parcellaires. Il pense d'ailleurs que la famille du Moulin n'était pas noble.

 

(5) les alleux sont des terres souveraines dont l'origine se trouve dans les coutumes germaniques. Au cours du Moyen Age, les terres allodiales disparurent peu à peu, se confondant avec les bénéfices et les fiefs, mais il y eut toujours des possessions qui conservèrent ce caractère.

(6) Bernard Edeine suppose sans preuve que Philippe du Moulin accompagne en 1447 son suzerain Charles d'Angoulême en Italie... qui n'est pas encore son suzerain, et qui n'est évidemment pas encore né!

(7) Il est difficile, dans l'optique de cette étude, d'expliquer la présence d'une "triple enceinte" sur une ancienne auberge, attestée en 1575 sous le nom de L'écu de France.  Mais les structures de Choussy posent de semblables questions d'interprétation, et beaucoup de choses restent encore à élucider concernant la "triple enceinte". L'opinion selon laquelle la représentation d'un jeu de marelle sur son pignon serait une sorte de "publicité" pour attirer le client est vraiment peu vraisemblable. On peut d'ailleurs se demander si ce bâtiment avait cette même fonction déjà au XVe siècle.

(8) On sait qu'au tout début du XVIe siècle, "l'église et court de Sainct-Lubin" où fut découverte la pierre de Suèvres, appartenaient à la famille Lebordier qui devait être considérable si l'on en croit leurs armoiries semées de fleurs de lys, ces dernières n'étant alors qu'octroyées à des serviteurs distingués de la couronne;
bien que Guillaume Lebordier, qui fit construire le château des Forges contigu à l'église St-Lubin, n'exercât à notre connaissance aucune charge (Cf. Adrien Thibault).

(9) l'extrait généalogique suivant, qui montre les liens existant entre les personnages de la branche des Valois descendants de Charles V cités dans notre étude, permettra de mieux saisir le sens du texte:

genealogie.JPG

(Source: Claude Wenzler, Généalogie des rois de France, Rennes, 1994).


(10) Cf. Victor Gay, p. 126.

 

(11) Cf. le magazine Histoire médiévale, n° 27, mars 2002, pp. 38-49.

(12) Il pourrait paraître curieux que le roi Charles V ait édicté, le 3 avril 1369, une ordonnance interdisant aux sujets de son royaume la pratique de tous les jeux, notamment les jeux de tables. Cependant ce type de décret, qui n'a pas été unique dans l'histoire médiévale (et qui eut, comme les autres, peu d'effet), visait en premier lieu les dés et le recours au hasard, qui constituaient le principal moyen de jouer, et dont on faisait usage parfois dans le jeu de marelle lui-même, comme en témoigne le Livre des jeux d'Alphonse X le Sage. Un fond religieux motivait pareille interdiction des dés: le Christ avait vu en effet tiré au sort sa tunique par les soldats romains, et l'on en avait conclu que c'était au moyen de dés, ce que le texte scriptuaire pourtant ne mentionne pas. L'iconographie d'ailleurs dès le XIVe siècle mit en scène la partie de dés entre les soldats romains. Le jeu de paume, les quilles, les palets, la soule et les billes furent également concernés, en somme comme le dit l'ordonnance, tous les jeux qui n'avaient pas d'utilité pour s'exercer au maniement des armes. 

(13)  La "triple enceinte" comme représentation de la Jérusalem céleste a outre un sens eschatologique, une signification également cosmologique. Le Livre des jeux d'Alphonse X le sage présente une variante du jeu d'échecs appelée "échecs des quatre saisons" qui se joue à quatre joueurs, à partir des quatre coins de l'échiquier reliés entre eux par deux lignes en croix de saint-André. Le symbolisme cosmologique est encore plus nettement affirmé dans les jeux astrologiques et astronomiques présentés dans ce même ouvrage (jeu du zodiaque, jeu des sept planètes).  

(14)
Sur la question du "maillage", cf  sur ce blog La triple enceinte comme symbole architectural,
note 52.

(15) On peut penser que le treillis losangé ou "fretté" selon la terminologie de l'époque, qui enclos la "triple enceinte" dans les trois constructions en brique de Sologne dont nous avons parlé, exprime fondamentalement ce genre de conception. D'autre part, il semble que le losange ait été symbole de pureté virginale au Moyen Age puisqu'en héraldique les écus des jeunes filles et des religieuse adoptèrent cette forme, qui leur était réservée.

(16) Un témoignage évident de cette sorte de symbole en quelque sorte "muet" nous est donné par la tapisserie dite "à la marelle" de type "mille fleurs", tissée à la fin du XVe siècle ou au début du siècle suivant dans des ateliers de bord de Loire (Musée du Louvres). Elle met en scène un lieu commun de l'époque, la noble pastorale, dans une scène de cueillette des fruits à laquelle s'adonne un premier couple d'aristocrates dans la partie droite de l'oeuvre, tandis qu'à gauche, un deuxième couple de même condition se tient debout de part et d'autre d'un marellier tenu  par un troisième personnage. L'ostentation du jeu, le caractère cérémoniel des poses, montre à l'évidence que le sens d'une telle scène n'est pas purement descriptive et anecdotique. Je n'entreprendrai pas ici l'herméneutique de la scène, mais on peut toutefois  remarquer que la présence d'un arbre fruitier renvoie effectivement à la Jérusalem céleste, qui en possède un en son centre selon le texte de saint Jean , "rendant son fruit chaque mois"  (il s'agit d'un arbre cosmique), ainsi que l'agneau qui est figuré dans l'angle supérieur droit, puisque la Cité celeste est effectivement la "demeure de l"Agneau", symbole du Christ. On voit que cette scène concerne directement notre sujet et vient confirmer pleinement les divers constats faits au cours de cette étude, d'autant que l'oeuvre est timbrée aux armes de Thomas Bohier, qui occuppa de hautes fonctions comme chambellan et secrétaire des finances auprès de la couronne des Valois (+1524).


(17) Je sais les inconvénients qu'il y a aujourd'hui à utiliser le terme d'"ésotérisme" puisqu'il engendre presque toujours des passions contradictoires, également absurdes: mot-repoussoir pour les tenants d'un scientisme étroit, mot-miracle pour les amateurs d'élucubrations mystériques. Bien qu'il soit anachronique dans ce contexte puisque le mot est moderne (XIXe s.), il me semble qu'il parle à suffisamment de personnes (que j'espère dénuées de parti-pris) pour se justifier ici. Il est bon de noter que, contrairement à un étrange préjugé moderne, ésotérique ne signifie pas nécessairement hétérodoxe, et je rejoint parfaitement René Guénon lorsqu'il affirme qu'il exista bien, dans divers milieux au Moyen Age, une gnose réservée à un petit nombre qui  n'entrait pas en contradiction avec la docrine commune mais en constituait  l'approfondissement et l'aboutissement logique, au moins pour quelques individus qualifiés pour la recevoir. Il me semble qu'il y a suffisamment d'indices concordants pour penser dans ce sens, et l'étude de la "triple enceinte"  le laisse au moins entrevoir à qui est dénué de préjugés. 

(18) On peut illustrer brièvement ces liens, non seulement matériels mais idéologiques entre ces deux "états" de la société par deux témoignages, déjà cités dans l'étude qui a motivé ce travail et à laquelle je renvoie le lecteur, me bornant à les citer ici: la miniature de 1480 illustrant la siège de Rhodes et montrant une scène de "réception" des divers corps de métiers de la construction par Pierre d'Aubusson, grand-maître des Hospitaliers de St-Jean-de-Jérusalem; le texte "corporatif" du manuscrit Cooke (XIVe s.) qui souligne l'origine nobiliaire du métier de maçonnerie, affirmant ainsi symboliquement un rapport hiérarchique dans l'établissement des doctrines et des savoirs professionnels.


BIBLIOGRAPHIE

(Cette bibliographie n'est qu'un court complément de celle publiée dans les notes de de ma précédente étude La triple enceinte comme symbole architectural)

CHAMPION pierre, La librairie de Charles d'Orléans, Paris, 1910 / Charles d'Orléans, joueur d'échecs, Pais, 1908.

 

CHAMPOLLION-FIGEAC Aimé, Louis et Charles d'Orléans, leur inffluence sur les arts, la littérature et l'esprit de leur siècle..., Paris, 1844.


CHANAL Marc, Romorantin dans l'histoire, Vineuil, 1981.

CHERUEL A., Dictionnaire historique des institutions, moeurs et coutumes de la France, Paris, 1910.

COLLECTIF, Charles d'Orléans en son temps, catalogue d'exposition, château de Chateaudun, 1969.

COLLECTIF, La Ferté-Beauharnais, Patrimoine dans votre commune n° 20, Comité Départemental du Patrimoine et de l'Archéologie en Loir-et-Cher, Blois.

DENIS yves (sous la direction de), Histoire de Blois et de sa région, Toulouse, 1988.


EDEINE Bernard, Le château du Moulin à Lassay-sur-Croisne, dans Journal de la Sologne et de ses environs, n° 49, juillet 1985, pp. 5-27.

GAY Victor, Glossaire archéologique du Moyen Age et de la Renaissance , Paris, 1887.

LAURENTIE M, Histoire des ducs d'Orléans, Paris, 1832.

 

PERROCHOT J. Mon vieux Blois. A travers le Blois du XVe siècle, Blois, 1915.

 

STEVENSON, Robert-Louis, Charles d'Orléans, Londres, 1917; Paris, 1992 pour la traduction francaise.

THIBAULT Adrien, Les Forges, Suèvres, Blois, 1912.

VERDON Jean, Les loisirs en France au Moyen Age, Paris, 1980.

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